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« Hawaï Solitudes » – Les temps modernes

Hawaï Solitudes
R. Kikuo Johnson © Gallimard Bande Dessinée

Dans un petit ouvrage qui se tient comme un carnet de notes, le dessinateur du New Yorker R. Kikuo Johnson met en scène une tranche de vie douce-amère, aux dessins et à la narration impeccables.  

Il est drôlement discret, ce livre. L’air de rien, comme ça, un format un peu étrange pour une bande dessinée. Prenez un petit bloc note Clairefontaine, mettez-le à l’horizontal et vous pourrez vous faire une idée de la drôle d’expérience pour les mains que représente Hawaï Solitudes. Discret jusque dans sa mise en page, les planches, sont toutes colorisées de la même encre bleue marine. Parfois, un orange fluo s’invite dans certaines cases et vient illustrer un détail. Même mot d’ordre pour les dessins, épurés à l’extrême. De simples traits, comme un dessin de presse.

Le quotidien

Si Hawaï Solitudes se présente comme un ouvrage terne avec ses tons monochromes, c’est pour mieux accompagner un scénario qui interroge la vacuité de nos existences contemporaines.

Cette tranche de vie – récit du quotidien –, touche du bout des doigts trois personnages hawaïens, état dont l’auteur est originaire. Charlène, mère célibataire, infirmière à temps plein, élève seule un garçonnet d’une dizaine d’années et s’occupe de son père souffrant. Le gamin, Brandon, un peu banal, est tête à claques et feignant  ; pas très joyeux, un peu affable devant ses écrans. Et puis il y a le frère de Charlène, autre quadra avec un certain embonpoint en chemise hawaïenne qui a largué la vie de bureau pour devenir musicien.

Tout ce petit monde, qui se côtoie sans vraiment se regarder, se retrouve lorsque le père de Charlène meurt dans un accident, dès les premières planches. Le frère débarque à la maison après le décès et tombe sur sa sœur, qui a lâché son job d’infirmière du jour au lendemain pour passer les concours de médecine. Le gamin, pas plus affecté que ça par le décès du vieux, est en revanche dévasté parce qu’il a perdu son chat. Le frère, de retour en ville pour l’occasion, s’improvise donneur de leçons et chef de famille.

Nos petites ingratitudes

Rien d’exaltant en apparence dans cette histoire aux accents triviaux. Pourtant, R. Kikuo Johnson parvient, avec un sens de la mise en scène formidable, à représenter chacun de nos petits renoncements. À mi-chemin entre le doux-amer et le cynique, la narration et les situations dans lesquelles se retrouvent les personnages représentent ces grands moments de solitude, très contemporains, que traversent les personnages. `

Charlène, le personnage principal du récit, en est l’illustration la plus saillante. D’abord dans le rôle de la mère courage – seule pour élever un gamin et s’occuper de son père malade –, cette dernière choisit de s’occuper d’elle-même et de réaliser l’un de ses rêves, devenir médecin. En guise de réponse, son frère la désigne comme une irresponsable et une égoïste. Hasard de la mise en scène, il s’agit là du même frère qui a déserté la maison pendant sept ans pour aller vivre sa vie d’artiste (raté), sans se soucier le moins du monde du sort du paternel malade.

Les scènes, un peu ironiques, qui parviennent à capter l’air du temps et ses vagabondages, se multiplient et se répètent. Les personnages et le comique de situation en sont eux-mêmes une parfaite incarnation, mais l’auteur, en bon dessinateur de presse, glisse, au gré des planches, quelques traits de l’époque dans le décor de son album. Au détour d’une usine, des manifestants pour l’écologie. Les petites nostalgies de ceux qui retournent sur les lieux de leur enfance, sont, elles aussi tournées en dérision. Le frère emmène son neveu manger une glace dans l’une des enseignes de sa jeunesse. Avant de se rendre compte qu’elles sont dégueulasses.

Par endroits, R. Kikuo Johnson accompagne cette mise en scène de doubles-pages sublimes, aux dessins de plus grande envergure que l’apparente simplicité des planches habituelles. En fin de compte, Hawaï Solitudes, avec sa petite centaine de page et ses airs austères réussit un grand tour de force  : mettre l’époque en boite.

Hawaï Solitudes de R. Kikuo Johnson, Gallimard Bande Dessinée, 16 euros.

Journaliste

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