CINÉMA

« Chère Louise » – Imaginer Calypso heureuse

« Chère Louise » (1972) - Philippe de Broca© TF1-Studio
Chère Louise (1972) - Philippe de Broca © TF1 Studio

Chère Louise (1972) de Philippe de Broca ressort le 16 mars en 4K distribué par les Acacias. Faiseur génial et indépendant, le cinéaste parvient à transcender les codes du démon de midi. Le sujet largement intimiste explique l’insuccès d’un film qui ne le méritait pas.

Louise (Jeanne Moreau) est à l’aube de la deuxième partie de sa vie. Elle arrive à Annecy pour donner cours de dessin. Son quotidien est bien rangé ; ses cockers anglais, son amie chanteuse lyrique plus ou moins douée, son appartement bourgeois et guindé. Louise finit par tomber sur Luigi (Julian Negulesco), un jeune vagabond italien et capable de rien à part voler et être tendre.

Malgré la différence d’âge, les deux personnes vont s’attacher et s’aimer tacitement. La professeure est consciente de l’impossibilité de la pérennité de leurs relations. Ainsi, elle pousse l’éphèbe dans les bras des autres, de celles qui ont déjà gagné le combat. Chère Louise est un croquis de la beauté du trouble amoureux et une thèse sur la douleur du renoncement.

Heureux qui, comme Ulysse

On retrouve le thème de l’amour impossible à cause d’une incapacité à dépasser un interdit moral depuis le début de l’histoire du cinéma. Philippe de Broca décale les poncifs et s’affranchit de lourdeur pour distiller le pathos plus subtilement. Premièrement la vindicte habituelle censée poursuivre les deux amants n’est jamais pleinement appliquée dans Chère Louise.

Les baisers en public peuvent faire hausser les sourcils, Broca s’en arrête là. Après tout, ce qui l’intéresse, c’est la solitude des personnages. Sans s’aventurer dans la radicalité formelle et conceptuelle de la cinéaste belge, les scènes d’attentes au foyer préfigurent Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman.

Le travail du hors-champs est remarquable. Il détaille le désarroi de Luigi au tout début du long-métrage. Durant ces plans d’ensemble, qui montre le jeune homme déambuler, Louise est absente. Aucun effet de montage ne les rapproche. Que ce soit par un cut pour faire rimer les images ou un fondu enchaîné pour embrasser les deux personnages, seul Luigi est montré.

Philippe de Broca parle de ses deux protagonistes en ne filmant qu’un pour les unir sur le sentiment d’abandon par le hors-champs. Plus fort encore, il caractérise des causes différentes à cet abandon. Louise est prisonnière de son isolement social et Luigi est victime de son incapacité de saisir le monde autrement que par son intuition.

Hymne Orphique

Ensuite, la restriction du nombre de personnages laisse la part belle aux deux interprètes. Julian Negulesco surprend par son jeu non-verbal très naturel. La communication avec le spectateur passe en grande partie par son visage. Il incarne à la perfection le chien fou qu’est Luigi. Jeanne Moreau est tout simplement solaire. Absolument cinégénique, un plan se justifie simplement par sa présence.

Dans Ascenseur pour l’échafaud (1958), Louis Malle abondait de scènes d’errance avec Jeanne Moreau dans la capitale sur du Miles Davis. Broca reprend la même recette. Plus que la face, le regard est la composante élémentaire du jeu de Jeanne. En biais, de travers, de face, le réalisateur a bien compris le talent de sa tête d’affiche.

Enfin, Philippe de Broca est un artiste original. Plus connu pour ses comédies d’aventure. Grands succès populaires, les excellents L’Homme de Rio (1964) ou Le Magnifique (1973) occultent l’éclectisme de la filmographie de Broca. On peut tout de même le considérer comme un réel auteur de film. D’abord, il n’est pas totalement inféodé au triomphe. Le Roi de Coeur (1966) est un film tout à fait étrange, complètement déstabilisant et très marqué par la vision de Broca. Chère Louise est dans la même veine, œuvre condamnée à être maudite dès sa sortie du banc de montage. Accueil froid à Cannes, sortie ultra confidentielle à Paris, le film n’a jamais eu la chance de trouver son public.

L’odyssée de Télémaque

Ensuite, Broca aime utiliser des acteurs étrangers. Origines roumaines pour Negulesco, Claudia Cardinale dans Cartouche (1962), Alan Bates dans Le Roi de Coeur, etc. C’est le témoins de la richesse des productions internationales et plus particulièrement européennes dans les 60’s et 70’s. Chère Louise est une coproduction franco-italienne. Philippe de Broca est certainement le réalisateur le plus influencé par la comédie italienne.

La gestion du tempo, même dans un film à prédominance dramatique comme Chère Louise, est particulièrement bien sentie. Beaucoup d’alternance dans les tons. Il utilise le passage du rire aux larmes si bien utilisé par Etorre Scola ou bien Dino Risi. Pour autant, la comédie est très française. L’humour est même semblable à celui d’un Quentin Dupieux. Le sens de la phrase débile en arrière-plan fait à chaque fois mouche.

Enfin, la musique est très typique des années 70. Georges Delerue délaisse ses grands accords et son écriture verticale. Le romantique cède au sentimental. Les cordes sont plus réduites en effectifs pour distinguer la caisse claire. Marche harmonique en veux-tu en voilà. L’assise rythmique se base sur des standards de jazz simplifiés. Les grands maîtres de ce type de musique sont Armando Trovajoli, mais aussi Vladimir Cosma. La partition est une nouvelle marque de l’influence considérable de l’Italie sur le divertissement populaire.

Chère Louise est un petit bijou à redécouvrir. Philippe de Broca apporte de la fraîcheur à un film qui aurait pu virer au strappalacrime. En versant plus dans le drame bourgeois que le mélodrame, Jeanne Moreau dresse un splendide portrait de femme. Indépendante et sensible, Louise est l’expression du malaise de la classe moyenne de province. L’interprétation de l’actrice est à ranger aux côtés de celles Jane Wyman, de Delphine Seyrig ou Hélène Surgère.

Chère Louise (1972) – Philippe de Broca © TF1 Studio

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