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Rencontre avec Swann Arlaud  : « Cette manière de travailler était totalement nouvelle et assez audacieuse »

Swann Arlaud
© Les films de l'après midi

Acteur unique dans le cinéma français, Swann Arlaud a pris son temps pour imposer son jeu, entre drame et fantaisie. Pour Claire Simon, il interprète le dernier et jeune amant de Marguerite Duras, sans jamais l’incarner. Dans Vous ne désirez que moi, il livre la rare et troublante parole d’un homme sur cette passion amoureuse en face à face avec Emmanuelle Devos. Rencontre.

Quel est ton rapport avec Marguerite Duras  ? Tu avais lu ses livres  ? 

J’ai un peu lu Duras. Ça m’a beaucoup travaillé cette écriture très rythmée, ces phrases courtes, cette sensualité qui parcourt le récit, les répétitions dans les dialogues. Oui, j’aimais vraiment bien. J’ai lu pendant un moment et puis ça m’est passé.

Comme une passade adolescente ? 

Un peu plus tard. Mais oui l’adolescence des garçons dure plus longtemps.

Comment tu t’es retrouvé sur ce projet de film  ?

C’est Claire (Simon) qui m’a envoyé le texte. Et tout de suite, ça m’a vraiment fasciné. Je trouvais ça très étonnant d’entendre la parole d’un homme qui était capable d’avoir ce désir, de parler le plus sincèrement possible de ses fragilités, de cette manière d’aimer un peu inconditionnelle et de comment il en souffrait aussi, d’être sous emprise. Et puis sur sa sexualité, il y avait quelque chose d’assez étonnant que je n’avais jamais entendu. On n’entend pas forcément les hommes parler comme ça. 

Et tu avais lu Cet-amour là de Yann Andréa ? 

Non. Le texte était suffisant. C’était quand même soixante pages et tout était dedans. Il n’y avait pas à aller chercher quoi que ce soit ailleurs. Je n’en ai pas ressenti le besoin. 

Quel était ton regard à toi sur ce personnage ?

Avant, je ne savais pas très bien qui c’était ce type. Il était comme une forme de fantôme derrière elle. Il n’était pas très aimé par les proches de Duras. Je n’en avais pas une image particulièrement reluisante. En fait, je n’avais pas vraiment d’avis sur la question. Et puis d’un coup, je me suis dit : « C’est une part manquante au puzzle ». Car elle l’a beaucoup raconté et elle l’inscrit un peu partout dans son œuvre. Et c’est comme si lui, il opérait une tentative de récupération de sa propre personne. Il y a toujours une relation de pouvoir dans une histoire d’amour, de manière plus ou moins excessive. Là, clairement, c’est lui qui est dans une forme de soumission, mais à travers cette tentative de prise de parole, il y aussi une prise de pouvoir. 

Qui arrive tôt dans leur histoire…

Oui, ça ne veut pas dire qu’il règle ses problèmes. Mais à cet endroit-là, on a 1h30 où ce n’est que lui qui parle et elle n’est pas là pour rectifier ou couper la parole. Elle est juste là pour faire un peu de bruit avec le téléphone. 

Ce qui est très angoissant.. cette présence absente…

Ah bon c’est angoissant ? Oui, elle est là, elle rode. 

Comment as-tu travaillé le texte qui es assez conséquent, tu l’as appris par coeur ?

Non, je ne l’ai pas appris. C’était trop conséquent et on a décidé de tourner assez vite. Trois semaines avant, on a dit : « On va tourner là ». Je n’avais pas le temps donc j’ai tout fait à l’oreillette. Évidemment, j’avais quand même beaucoup travaillé sur le texte. C’est une langue assez littéraire, avec parfois une construction de phrases aussi alambiquée. C’est vraiment le chemin de la pensée, donc c’est heurté, ça se reprend. Il y a des lapsus. Les gens ont du mal à comprendre parfois. Ils pensent que s’il y a une oreillette, tout le travail est fait. 

Souvent, au théâtre, les gens disent «  Mais comment vous faites pour apprendre tout ce texte ?  »  Comme si le travail, c’était ça ! Alors que c’est vraiment la partie la moins intéressante du travail. Ce n’est même pas du travail. J’étais débarrassé de ça, mais ça n’empêche que j’ai vraiment travaillé sur le texte pour être un peu avec lui dans son chemin de pensée. Et donc après ce qui était formidable, c’est que ça a permis de faire des prises très longues. On a fait des prises de 45 minutes : l’entretien jour 1 en une fois, jour 2 en une fois, etc. Et après, on l’a refait plusieurs fois, ce qui est quand même le propre de l’art, de pouvoir chercher. On n’a jamais le temps de le faire au cinéma. Il faut aller vite, il faut remplir les journées. 

C’était plus proche d’une création théâtrale peut-être ? 

Non, car en même temps, c’est très cinématographique. Ce qu’il y avait de théâtral, peut-être, c’était le fait d’être en place pendant trois quart d’heure sans bouger et d’être juste avec le texte. Et après, il y a cette caméra qui navigue, qui distribue les rôles, qui fait qu’Emmanuelle existe tout autant. Au bout du compte, ce n’est pas du tout théâtral. Peut-être qu’au théâtre, on va avoir tendance à regarder celui qui parle alors que là, on voit aussi celui qui écoute. C’est Claire qui cadrait, et on voyait bien quand elle était sur nous ou pas. 

Cette manière de travailler était totalement nouvelle et assez audacieuse dans un sens pour un film de cinéma. C’est ce qui en fait vraiment du cinéma aussi. C’est ce qu’en a fait Claire. Elle disait : « Quand quelqu’un te raconte une histoire, tu te fais un film, tu mets des images sur ce qu’elle te raconte. Moi c’est ce film là que je veux faire, c’est ce que se raconte Michele Manceaux en écoutant Yann Andréa parler.  » Donc toutes les images, les évocations de Caen, de Trouville, les dessins, c’est Michèle qui met en images ce que lui raconte Yann, en allant presque jusqu’au fantasme avec les dessins sur leurs ébats. Ça vient de sa tête, car il n’était pas question de filmer vraiment des corps. 

Swann Arlaud
© Les films de l’après midi

Il y a quelque chose de très contemporain dans cette libération de la parole… comment as-tu abordé ces thèmes-là ? Car ce sont surtout les femmes oppressées et là, c’est un homme qui raconte.

Justement, c’est ça qui était intéressant, d’avoir le discours d’un homme. On est dans des carcans, dans des idées un peu étriquées sur les choses. Les femmes subissent le harcèlement et les rapports de domination des hommes. Si on inverse, qu’est-ce qu’il se passe ? Beaucoup de femmes endurent ça depuis des siècles. Peut-être que ça nous permet de mieux l’entendre, je ne sais pas. Et à la fois, c’est différent, c’est quand même plus complexe puisque c’est un homme. Il y a dans cette manière de prendre la parole, quelque chose d’autre… Il tape du poing sur la table et n’est pas non plus en train de s’excuser.

Mais oui, c’est totalement un film #METOO. Je trouvais ça super de faire ça là, aujourd’hui. Il y a évidemment un écho avec l’époque, cette libération de la parole. Donc ça, c’était super de le faire comme ça. Car on n’est pas non plus pile à l’endroit de ce qu’on raconte autour de ça. C’est quand même par un biais un peu détourné donc c’est assez complexe.

Et tu penses que ça peut résonner chez tout le monde, ce qui est dit sur la passion amoureuse, c’était ça aussi l’idée ?

Je pense oui. Il y a quelque chose de très universel. Après là, c’est un peu poussé à l’extrême, mais comme il y a toujours une espèce de pouvoir dans une histoire d’amour, moi, je me suis retrouvé à plusieurs endroits dans le texte. J’ai filé le texte à ma copine et je lui ai dit : « Tiens, Marguerite, c’est toi ». Et elle, elle m’a rendu le texte et elle m’a dit : « Non Marguerite, c’est toi ». Donc on peut s’y voir tous plus ou moins à la place de l’un ou à la place de l’autre.

Et je pense que même s’il y a une histoire d’emprise, ça parle vraiment d’amour. Il y a quelque chose d’absolu. Et moi comme d’autres, on a ressenti ça, de se sentir diminué tellement on aimait quelqu’un. Et il y a des histoires qui s’embranchent plus ou moins bien. On peut très bien commencer une histoire si on est trop dans la fascination de l’autre en se mettant en dessous tout le temps. Et après, il faut réussir à déséquilibrer le rapport. Et ce n’est pas forcément évident. 

Est-ce que Yann Andréa a vraiment réussi à le faire ?

Je ne sais pas, car ils ont passé seize ans ensemble en tout, donc après cet entretien, il y a encore quatorze ans de vie commune. Elle vieillissait, aussi. Elle avait des problèmes respiratoires. Il la traînait en fauteuil avec sa bouteille. D’une certaine manière, il est devenu indispensable pour elle, il a dû prendre du pouvoir aussi par rapport à ça. Après, je ne sais pas. Je ne suis pas dans le secret. 

Swann Arlaud
© Les films de l’après midi

Sachant que Bruno Nuytten est ton beau-père et qu’il a été chef-opérateur sur les films de Duras, est-ce que pour travailler ce rôle tu as ressenti le besoin de te renseigner auprès de lui sur le personnage Duras ou pas du tout ?

Non, je n’ai pas posé de questions. Mais ça fait partie des raisons pour lesquelles c’était compliqué pour moi d’accepter, c’était très proche, trop proche. On s’est mis d’accord avec Claire que la question n’était pas d’interpréter Yann Andrea, mais le texte. C’est un acteur aujourd’hui qui dit ce texte. Ce n’est pas Yann Andrea. Après elle m’a mis un petit col roulé, un petit gilet en cuir donc tout à coup, on se rapproche de lui.

Mais je n’ai rien regardé de lui, je n’ai pas écouté les enregistrements et je me suis un peu débarrassé d’elle aussi. Car je l’avais connue quand j’étais enfant et l’écart d’âge était encore plus grand. C’était impossible de m’imaginer avec cette femme donc j’ai parlé d’une chose plus universelle, en me défaisant d’elle. Pourtant, il la cite, il cite ses livres, ses films. Il est question d’elle. Après, je n’ai pas pensé à elle, mais il y a sûrement quelque chose qui faisait que c’était assez familier pour moi. 

Tu penses que ça a joué sur ton interprétation ? 

Je n’en sais rien. Mais oui, je me sentais bien dans cette maison. Je l’avais connue. J’y avais été quand j’étais petit. Il y avait quelque chose qui ne m’était pas totalement étranger. Peut-être que la mystification de l’auteur géniale était déjà désacralisée, et ça me permettait d’y aller sans avoir peur de salir ou d’abîmer quelque chose. Je ne sais pas de quelle manière ça a joué, mais inévitablement, pour moi, je ne me suis pas attaqué à un monument. Je m’attaquais à quelqu’un que je connaissais de loin, dont j’avais des réminiscences. J’avais des flashs de cette maison et d’elle.

Il n’était pas question d’incarnation finalement  ?

Non et pour autant, c’est ce qui est paradoxal, au bout du compte, c’est une incarnation, mais ce n’est pas du tout là que j’ai cherché. C’était vraiment le texte uniquement.

Tu avais déjà joué une personne réelle en interprétant Emmanuel Thomassin dans Grace à Dieu de François Ozon, tu avais abordé ce rôle de la même manière ? 

C’était très différent. Pour Grâce à Dieu, je n’avais rien regardé de lui. François Ozon ne voulait pas. Par contre, on les a rencontrés après. Et on a fait des débats aux avant-premières ensemble, avec les membres de la Parole Libérée. Sur un plateau télé, on était les trois acteurs et les trois « vrais » et on s’est rendu compte qu’on adoptait des postures un peu similaires. Donc c’est un choix de casting très intelligent. François, il a eu une vision. Pour autant, on n’a pas cherché à leur ressembler. 

© Mars Films

Mais c’est un peu la même approche dans le sens où l’histoire prime non ? 

Oui, mais c’est suffisant, je crois. L’idée du biopic est compliquée. Courir après la ressemblance et l’espèce de performance de travestissement, c’est un truc très américain. Ils sont très forts pour ça. Il faut trouver en soi ce qui résonne avec le texte. En tout cas moi, je me pense plus proche de ça. 

Et tu ne penses pas qu’on rend plus honneur à ces personnes par cette méthode là justement ?

Peut-être, car on n’a pas peur de briser quelque chose. On a moins peur de trahir aussi. Quand on connaît vraiment la personne que l’on doit jouer, on a peur de la trahir, de la décevoir. Quand on ne la connaît pas, on joue. On y va. Il n’y a que ça à faire. 

C’était une évidence pour toi de jouer, d’être comédien ?

Non, ce n’était pas du tout une évidence. Ça, c’est fait plutôt par le hasard de la vie. Comme je viens d’une famille qui travaille dedans, ça n’a pas du tout été mon idée de départ. Personne ne m’a poussé dans cette direction-là. Je savais que les places étaient rares et qu’elles ne correspondaient ni au talent ni au travail. Il y a une injustice terrible avec ce métier, donc pourquoi y aller ?

C’est un peu par la force des choses, je me suis retrouvé à le faire un peu d’abord et puis au bout d’un moment, j’y ai pris goût. Au travail, à cette immersion, cette manière de rentrer dans des mondes, d’essayer de les comprendre. C’est ça qui allait permettre de jouer une des parties les plus intéressantes en dehors du jeu lui-même, aller rencontrer les gens, aller observer les métiers, apprendre les gestes, etc. C’est génial et très plaisant. C’est l’un des rares métiers où on peut accéder à énormément de métiers et des milieux différents. On a l’occasion de les rencontrer et on fait partie d’une famille avec des gens que l’on aurait jamais pu rencontrer. Et on s’immisce là-dedans comme une petite souris. 

C’est ce qui s’est passé pour Petit Paysan  ? 

Oui, dans la famille d’Hubert (Charuel). Les agriculteurs m’ont formé. Au début, on est là, on se dit : je n’y arrive pas. Et puis petit à petit, c’est étonnant de voir ce millefeuille du travail. Comment jour après jour, on cherche à intégrer des gestes, on finit par intégrer des automatismes et puis par ne plus jouer ce qu’on doit jouer. On ne joue pas qu’on trait des vaches, on trait des vaches. Et donc à partir du moment où on a appris et on sait le faire, on est débarrassé de ces idées préconçues de devoir jouer un paysan. On ne joue pas un paysan, on joue normalement un mec qui trait des vaches. 

On est ? 

Oui, c’est un peu prétentieux, mais il y a quelque chose de cet ordre-là. 

© Pyramide Distribution

C’est comme ça que tu choisis tes rôles ? Dans ces univers qui te parlent ? 

Je les choisis de manière assez intuitive : à la lecture. Quand je lis quelque chose et que je me dis que j’ai envie d’y être. Ça peut être plein de raisons différentes. Parfois, je peux aller vers des choses beaucoup plus légères. Après, je suis un peu abonné aux rôles plus dramatiques. Mais j’ai fait des films plus légers comme Perdrix par exemple. C’est vraiment quand je lis un truc qui m’éclate et que j’ai envie d’en être. Je n’ai pas envie que quelqu’un d’autre le fasse à ma place, dans ce cas-là, j’y vais. C’est quand même assez rare donc quand ça arrive, on y va ! 

J’ai toujours vu une légère constance dans les personnages que tu as interprété… une fantaisie à eux et une forme de colère intérieure, qui n’explose pas forcément d’ailleurs… c’est une part de toi ?

La colère intérieure, ça, c’est sûr. De toute façon, on fait avec ce qu’on a. On n’a pas vraiment le choix et on vient un peu nous chercher pour ce qu’on est, surtout en France. On est assez proche de ce que dégagent les gens eux-mêmes et après on a nous et ce qu’on a à l’intérieur de nous. Et après, on a plutôt tendance à gommer une partie de nous. Pour un autre rôle, on va en gommer une deuxième. Et donc on laisse sortir une chose plutôt qu’une autre. Et on est multiple. On peut être quelqu’un de doux, en colère, tout un tas de choses. Après, il y a le physique, l’intérieur qui habite la surface. Et cette caméra qui capte vraiment l’intérieur. C’est un peu ça la magie. 

C’était comment ta première fois devant cette caméra ? 

C’était assez intimidant. J’ai mis du temps à me sentir à l’aise. J’étais assez mauvais d’ailleurs au début. C’est très impressionnant. Il y a vraiment ce moment où c’est à toi, on te filme. Déjà de parler… S’il y a dix personnes autour de la table et qu’on te dit : vas-y parle, c’est à toi, c’est impressionnant. Et là, en plus, il y a une caméra. Il faut dépasser ce stade-là, mais à chaque film, j’arrive encore en panique. Je passe au moins trois jours d’angoisse, mais cette peur-là, c’est une histoire de garde-fous, c’est ce qui permet de rester vivant, de rester alerte, exigeant. 

Si tu devais penser à l’un de tes meilleurs souvenirs de tournage spontanément ?

Ce qui me vient comme ça, ce serait Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore. On a passé deux mois dans le désert, on était logé avec toute la section militaire. Quand on part un peu loin et qu’on va vivre des expériences, c’est inestimable. On est chez nous, et là, on peut être à plein d’endroits dans le monde. On travaille évidemment avec des gens sur place, des locaux donc on rencontre aussi le pays de manière différente. Eux, ils sont chez eux donc ils nous amènent aux vrais endroits, ils nous font découvrir ça sur deux mois…  

Tu avais réalisé un court-métrage…

… Deux ! 

Tu as prévu de repasser derrière la caméra ? 

Oui j’ai envie. Il faut du temps. C’est laborieux l’écriture.

Et peut-être un premier long ?

Pourquoi pas. Ça viendra.

L’envie de diriger d’autres acteur.rices ? 

Alors pas tant que ça, je parle beaucoup et c’est insupportable les réalisateurs qui parlent trop. C’est plutôt l’autre côté qui m’intéresse, le travail avec le chef opérateur, le son… Avoir quelque chose que tu as dans la tête et que tu dois filmer. J’aurai tendance à me dire : on prend les acteur.rices et le choix qu’on fait, c’est 60 % du travail. Après eux, ils font leur travail. On discute évidemment ensemble, en amont. Mais sur le plateau, il faut les laisser tranquilles, leur dire un mot une fois de temps en temps, mais il ne faut surtout pas leur mettre de choses dans la tête sinon après ils sont perdus. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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