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Rencontre avec Eskil Vogt : « Ce qui m’intéresse, c’est le contraste entre l’apparence des gens et leur vérité »

© Les Bookmakers / Kinovista

Primé tout récemment à Gerardmer, The Innocents est le nouveau film du réalisateur et scénariste Eskil Vogt. À l’occasion de la sortie de ce thriller haletant le 9 février, nous avons pu échanger avec lui. Rencontre.

Etait-ce compliqué de faire jouer des enfants ? Comment les avez-vous choisis et préparés pour The Innocents ? 

Quand j’écris un film, je m’interdis de poser des questions sur ce qui va être difficile de manière pratique. C’est peut-être à cause de ça que j’ai fini par écrire un film avec quatre enfants dans les rôles principaux, et même un chat. On dit que c’est la chose qu’il ne faut pas faire, de tourner avec des animaux et des enfants. On savait, avec ma productrice, que ça allait être difficile, donc on a pris du temps pour chercher. On a mis plus d’un an à trouver les enfants et à travailler avec eux.

Je me suis obligé à me dire que la quantité comptait, il fallait voir beaucoup d’enfants. On en a vu des milliers et on a choisi les quatre meilleurs. Ensuite, on a fait en sorte que ça fonctionne dans le scénario, on a changé le sexe ou l’ethnicité des personnages. Une fois qu’on choisit bien les enfants, c’est très facile de travailler avec eux. Ce n’est pas vrai ce qu’on dit, qu’il ne faut pas travailler avec les enfants. Mais il faut éviter les animaux, il ne faut pas travailler avec les chats, c’est galère. *rires*

Que préférez-vous dans le métier de réalisateur et en quoi est-ce que cela diffère de votre expérience de scénariste ?

Je n’ai jamais été un scénariste très professionnel. J’écris pour mes films et aussi pour les films de mon meilleur ami, Joachim Trier (Nouvelle donne, Julie en 12 chapitres). On a commencé quand on avait 19 ans à faire des couts-métrages ensemble et on a continué comme ça. Ce que j’aime, c’est qu’il y a une continuité entre ce qui est écrit et ce qui est filmé, il y a un vrai lien entre le réalisateur et le scénariste. Ça peut être la même personne, mais il faut surtout qu’il y ait une vraie collaboration. Quand je parle du scénario avec Joachim, on parle aussi de la mise en scène. Après il peut changer d’avis, mais il faut quand même qu’il y ait une conception du film. Pour moi, c’est un peu difficile de dire quand le scénario s’arrête et que la réalisation commence.

Le titre du film est The Innocents. C’est un peu contradictoire, puisque les personnages ne le sont pas totalement, était-ce un choix pour surprendre le spectateur ? Pourquoi avoir choisi ce titre ?

C’est au fur et à mesure du film que j’ai compris qu’il portait sur la construction de la morale et des repères moraux. On ne naît pas avec ça je pense, il faut l’apprendre et il faut aussi transgresser, faire la chose interdite pour ressentir où se trouvent ses limites.

Je me suis dit, bon, ce cliché qui existe à l’origine que les enfants seraient des anges purs et innocents, ce n’est pas tout à fait vrai puisqu’on est né sans l’empathie. On est très narcissique et égoïste et ça prend du temps. On évolue différemment. Quand on voit dans un film un adulte qui fait quelque chose d’horrible, c’est facile, on se dit «  c’est un méchant ». Si un enfant fait la même chose, on est obligé de se poser des questions beaucoup plus intéressantes et beaucoup plus fines.

Le titre se focalise un peu sur ce thème-là, parce que si un enfant fait une chose terrible, c’est clair que d’un point de vue juridique il est innocent. Il n’est pas encore complètement formé donc il n’est pas responsable. Pour moi, c’était important qu’on se pose des questions, qu’on se demande si c’est ironique ou vrai ou si c’est un questionnement, ce titre.

The Innocents: Rakel Lenora Fløttum
© Les Bookmakers / Kinovista

Dans le film Blind, vous abordiez la question de la cécité et là vous vous attaquez à l’autisme, est-ce important pour vous d’apporter ce type de représentation à l’écran, et pourquoi ?

C’est une bonne question, je ne sais pas pourquoi je m’intéresse toujours à ces choses-là. C’est vrai que la cécité est une sorte de défi en tant que réalisateur. Il fallait créer un langage cinématographique qui pouvait faire vivre le fatalisme d’une femme aveugle. Je pense que ce qui m’intéresse toujours, c’est le contraste entre l’apparence des gens et leur vérité.

La vérité des gens, c’est pour moi la vie intérieure. On s’intéresse un peu moins à ça au cinéma que dans les romans, par exemple. Moi j’adore créer des personnages où il y a des idées reçues, des préjugés, où l’on se dit tout de suite « oh une femme aveugle, elle a perdu sa vue, oh la pauvre victime ». On se rend compte que non, finalement. Sa vie intérieure la rend plus intéressante que son mari, que l’on pourrait voir comme très réussi, un grand architecte. Mais il est assez ennuyeux par rapport à sa femme.

Même avec ce personnage autiste, au début, on pourrait se dire qu’elle est handicapé mentale, qu’elle est détachée de tout mais on se rend compte qu’elle a une vie intérieure et un autre langage pour s’exprimer.

Votre film est assez déstabilisant pour les adultes, mais avez-vous pensé à le projeter à des enfants ? Quel effet ça pourrait avoir sur un public jeune ?

Je suis très curieux de savoir. Les jeunes acteurs n’ont pas vu le film parce que c’est un peu aux parents de décider et ils n’ont pas l’âge de le voir en Norvège. Ils ont vu le début, cinq minutes pour se voir à l’écran et ils sont revenus à la fin. Tout le monde a applaudi parce qu’ils étaient tellement contents que les quatre soient là, sains et saufs.

Mais on l’a montré à des lycéens, donc des adolescents de 15 ans, qui ont beaucoup apprécié. J’ai même pensé que c’était peut-être un film plus traumatisant pour des adultes, surtout des parents, et un peu moins pour les plus jeunes. Je ne l’ai pas encore montré à des jeunes enfants même si j’en ai moi-même. Ils ont tellement vite peur quand ils voient des films, que je ne vais pas les obliger à voir mon film. *rires*

The Innocents
© Les Bookmakers / Kinovista

Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de l’affiche du film ? Comment avez-vous eu l’idée de représenter son visuel de cette manière ?

C’était assez difficile de trouver une affiche. Quand on fait une affiche pour un film qui est fait pour des adultes, mais avec des enfants dans les rôles principaux, on met les jeunes comédiens sur les affiches. Les gens se disent alors que c’est un film pour enfants ou pour adolescents.

Mais, dans le film, ce qui était très important pour moi, c’était le point de vue des enfants et donc d’être très proche d’eux. Il y a quelques plans un peu à l’inverse dans le film et on se dit que ça peut être une piste pour les graphistes. Je leur ai donné des références dans cette direction-là. Ils ont trouvé cette image dans le film de l’actrice et j’ai trouvé ça hyper beau, je voyais tout de suite que ça, c’était parfait. C’est un peu la magie de l’enfance, mais en même temps ça se sent qu’il y a un petit truc qui ne va pas, qu’il y a un malaise.

C’est vrai que le film est déstabilisant, sans forcément qu’il y ait des scènes très violentes. Comment avez-vous procédé pour réaliser cette ambiance un peu angoissante, sans tout de suite faire appel à des scènes choquantes ?

Déjà, je voulais d’abord faire un film sur l’enfance. C’était le plus important, d’évoquer ces sentiments de jeunesse chez le spectateur. Je savais que je ne voulais pas jouer sur les choses très simples, comme la peur du noir par exemple. Ça marche toujours l’obscurité dans les films effrayants, c’est facile, c’est très primitif. Là, c’est l’été en Scandinavie, où le soleil se couche à 23 heures, donc forcément il fait jour presque tout le temps.

Je voulais aussi que la peur des personnages soit réaliste et très riche. Que les couleurs le soient aussi parce qu’on est dans un monde enfantin, donc ce n’est pas le style un peu noir et blanc des films d’horreur. Il fallait autre chose pour que ce malaise s’installe. Il y a eu un travail très fin sur le son, on a essayé d’éviter les clichés un peu lourds d’une basse qui s’écoule et trip tout le temps, ça marche tout le temps aussi, mais ça s’épuise. Donc on a fait autre chose. Aussi, ce contexte de vacances d’été avec tous ces terrains de jeu où normalement il n’y a beaucoup de monde, là c’est presque désert. Ça donne la sensation que quelque chose ne va pas.

On a beaucoup travaillé les détails, parce que c’est aussi un film où le danger vient des personnages. Il n’y a pas de force maléfique extérieure qui peut attaquer à n’importe quel moment. Je savais qu’il fallait que ça se construise petit à petit, pour que les gens ressentent ce malaise. C’est presque plus angoissant parce que, normalement, dans les films d’horreur quand le soleil se lève, on respire un peu et c’est une petite pause dans l’horreur. Ici, il n’y a pas de pause, car ça vient des personnages, c’est constant et ça peut surgir à n’importe quel moment.

Dernière question, êtes vous partant pour continuer à travailler sur des thrillers perturbants ? Travaillez-vous sur un autre projet ?

Je ne sais pas encore ce que je vais faire. En fait, je me sens vraiment comme le réalisateur le moins professionnel qui existe. Tout le monde s’intéresse au prochain projet et je dis « J’ai rien, j’ai rien du tout ! ». Mais j’aime beaucoup le thriller, parce que c’est un genre très visuel. C’est un beau défi d’écrire du cinéma un peu pur comme ça, mais j’adore aussi les gens qui parlent, les gens comme toi et moi qui parlent des choses du quotidien donc je ne sais pas encore, à voir…

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