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Rencontre avec Enna Chaton : « Peindre demande une intensité physique incroyable et une extrême présence »

© Enna Chaton - Autoportrait, dans le salon de Chantal, détail - Photographie numérique, 2013

Des corps nus déambulent dans un grand espace coloré, quelques silhouettes se détachent et des masses picturales se déplacent. Vous entrez dans l’univers de l’artiste, plasticienne et performeuse Enna Chaton qui vit et travaille à Sète. 

Enna Chaton photographie ses proches dans des intérieurs de vie, elle filme ses performances, dessine et peint dehors ou dans son atelier qui donne sur la cour d’une école. Elle réalise des images chamarrées, croque le contour de silhouettes, dessine les cambrures et les sexes. En donnant à voir des êtres nus, exposés et vulnérables, Enna Chaton pense, picturalement, l’inscription de ces corps, résistants, dans les trames du paysage. 

Te souviens-tu de ton premier choc esthétique  ?

Je me souviens qu’adolescente je suis entrée au Musée de Grenoble qui était à côté de mon collège. J’ai traversé les grandes salles de tableaux classiques, il y avait l’odeur du bois et le bruit du parquet qui craquait. Puis, je suis entrée dans la salle d’art moderne et contemporain. J’ai eu un choc, surprenant et déterminant, devant une œuvre de Bertrand Lavier, un frigo recouvert de peinture. Je me suis dit que c’était génial et que si l’art était cela, alors c’était là où je voulais aller. J’ai senti que c’était un espace de liberté plastique et mentale.  

Tes premières œuvres sont consacrées à tes parents qui sont, selon tes mots, des «  modèles privilégiés  ». Qu’est-ce qui t’intéresse dans le fait de représenter la famille  ? 

Mes toutes premières œuvres étaient des dessins et des photos de mon père. Je n’étais pas encore étudiante aux Beaux-Arts quand j’ai fait les premières photos de lui nu, allongé sur un lit, en noir et blanc. Dans ma première installation, à l’École des Beaux-Arts de Cergy en 1992, j’ai écrit «  Mon père  » avec des images de mon père, «  Ma mère  » avec des images de ma mère, «  Mon père et ma mère  » avec des images d’eux deux, etc. Je cherchais à traiter de la famille de façon plus universelle en trouvant une relation entre l’image et le mot écrit. 

J’avais envie de travailler avec tous les corps, en étant guidée par deux idées  : celle de l’«  anti-modèle  » et celle du «  corps commun  ». Mes parents sont mes modèles (j’ai travaillé vingt ans avec eux) et en même temps j’en joue : je les regarde, les ausculte, les mets dans des situations grotesques, donc ils sont aussi des anti-modèles. Cependant, cela est toujours fait avec beaucoup de respect et d’amour. J’ai vécu un choc émotionnel qui m’a demandé de re-questionner ce qu’était la famille : comment vivre avec, s’en détacher et apporter de la douceur. Quand un mécanisme grince, il faut remettre de l’huile pour rendre la chose plus mobile. Je suis donc partie de ma propre famille pour ensuite créer des «  vraies-fausses familles  » dans les groupes que je rassemble pour faire des photos ou des performances. 

© Enna Chaton – Mon père, ma mère, moi. Installation –  Photographies argentiques N&B –  5m x 2,5m – École Supérieure d’Arts de Cergy Pontoise 1992

Les thèmes du corps, de la nudité et de la sexualité sont le fil rouge de ton œuvre. En quoi ces thèmes sont-ils essentiels ? 

Je m’intéresse, en effet, au désir et à la sexualité. En 1993, je réalise Caresses, une série de photographies de ma main tenant un sexe masculin. J’ai aussi fait un travail avec Claire/Steph, transgenre, qui était mon modèle puis mon amie, pour interroger l’espace de liberté qu’on accorde à notre sexualité.  

Il y a aussi une récurrence de la nudité. Se montrer nu.e.s, sans apparat vestimentaire, nous rend à la fois fragiles et même temps proches et égaux. Il y a d’abord une gêne, puis on gagne en confiance en acceptant nos corps. J’ai travaillé avec des personnes qui viennent spontanément et bénévolement pour travailler dans les images. La nudité est une expérimentation des émotions, du toucher, des odeurs et des ressentis.

Une grande partie de ta pratique a consisté à réaliser des performances, seule ou en groupe, en déambulant, nu.e.s, dans divers lieux. Tu gardes une trace de ces interventions par le biais de films et de photographies. Quel lien le corps construit-il avec l’espace et le temps ? 

Les performances consistent à montrer au public comment je fais des photographies. Je suis nue, j’ai mon appareil photo, je demande à faire telle pose, tout le monde s’arrête pour la photographie ; je mets le retardateur et cours m’insérer dans l’image et dans le groupe. La prise crée une suspension du temps. Une des premières performances s’est déroulée lors d’une exposition collective en 2010 : j’ai invité un groupe à poser nu, puis j’ai décidé d’essayer de faire ça devant un public. Au fur et à mesure, j’ai ajouté des accessoires, des formes découpées et colorées, des projections vidéo et des sons pour faire une sorte de mise en scène.

J’ai aussi fait des collaborations avec d’autres artistes, comme les films enregistrés dans les expositions de Céleste Boursier-Mougenot où déambulent des groupes de personnes nues qui interagissent avec les œuvres. J’ai aussi réalisé une installation performative, Dégrafer l’espace, avec Carole Rieussec, musicienne électro-acousticienne, où les corps étaient mis en mouvement par le son de Carole et mon écriture plastique. 

© Enna Chaton – Avec toi, Amour – Plage de la Palme, Corbières. Gouache sur papier – 20 x 40 cm, printemps 2021

Ton travail a pris un tournant, depuis quelques années, puisque tu peins et dessines aujourd’hui davantage que tu ne photographies et filmes. Qu’est-ce qui différencie, physiquement et émotionnellement, ces différentes pratiques  ? 

J’ai rangé toute la panoplie du photographe/vidéaste vers 2018. J’étais fatiguée par l’énergie que demandait la logistique de la performance. J’avais envie de débrancher l’électricité pour trouver d’autres outils et découvrir un autre rapport au corps et au regard. J’ai commencé à dessiner et à peindre (crayon, gouache, huile). Mon engagement est toujours le même (il est plein), mais prendre une photo n’engage pas le corps de la même manière que lorsqu’on dessine ou que l’on peint. J’ai découvert, trente ans après avoir commencé à créer, la peinture à l’huile. Peindre demande une intensité physique incroyable et une extrême présence à ce que l’on fait, ce qui donne la sensation d’être encore plus proche du réel. Je découvre la peinture comme un enfant découvre une langue, c’est magique. Il y a quelque chose dans la performance qui est aussi fragile que lorsqu’on réalise un trait de crayon. 

La série de dessins «  Offrandes  » est régie par une règle que tu poses : «  Je demande au modèle une offrande  : tenir son sexe dans la main afin que je puisse le regarder pour le dessiner  ». Peut-on parler d’un rituel esthétique  ? 

Il y a effectivement un protocole auquel je ne déroge pas et qui permet une grande liberté. Cependant, certains modèles ont essayé de déborder du cadre. Ainsi, une femme regarde des hommes montrer leur sexe. Le sexe masculin est encore tabou, j’ai des photographies qui n’ont jamais pu être montrées. Il y a certes l’aspect plastique (je dessine des sexes masculins tous différents) mais aussi l’aspect du désir qui entre en jeu. Il y a offrande car ces hommes tiennent leur sexe dans leur main et qu’ils me font le cadeau de se livrer totalement. J’essaie de dessiner pour nous réconcilier avec l’aspect brutal du sexe masculin bandé, en le représentant dans une caresse et en cherchant une autre relation que celle entre dominant et dominé.

© Enna Chaton – Sexe fleuri, bleu – Dessin à l’aveugle avec carbone bleu sur papier – 30 x 42 cm – Sète 2019

© Enna Chaton – Avec Philippe A., petite brioche ronde fourrée aux pépites de chocolat – Hommage à Ste Agathe de Catane, Sicile – Encre de Chine sur papier – 20 x 30 cm – Sète 2020

Tu as réalisé, en écho, la série «  Hommage à Sainte Agathe  » qui s’est vu couper les seins car elle refusait d’épouser un homme. 

Sainte Agathe refuse qu’on lui impose un homme, donc on lui coupe une partie de son corps. Aujourd’hui, cela continue avec l’excision, le mariage forcé. Cette série est une petite contribution à ce qui m’affecte. Le protocole est le suivant  : j’invite quelqu’un à venir à l’atelier et lui offre une brioche. Je dessine ensuite les mains de cette personne tenant la brioche. En Sicile, les brioches ont une forme de sein, en hommage à Sainte Agathe. Mais ce qui m’importe aussi dans ces séances avec les modèles, c’est le hors-champ de la relation : se regarder, partager, rire, discuter.

Tu réalises aussi des autoportraits. 

L’autoportrait est premier. Il me permet d’éprouver le fait de se regarder, pour me placer dans le même état que celui de mes modèles. J’espère continuer à me prendre en photo nue jusque très vieille, car cela me permet de réaliser cette traversée qu’est la vie. J’aime beaucoup le portrait de Louise Bourgeois, toute ridée, avec ce sexe d’homme entre les mains, réalisé par Robert Mapplethorpe

Ta palette colorée est vive (rose, bleu clair, orange, gris, jaune). Les couleurs sont, pour Kandinsky, des «  vibrations de l’âme  ». Comment appréhendes-tu la couleur  ? 

Quand mon frère est mort, j’ai perdu le sourire et la joie. La couleur est une quête pour retrouver ce sourire et cette joie. Elle aide à voir que les choses sont belles, lumineuses, pleines d’espoir. Il y a un lien fort entre la couleur et l’énergie vitale. Les tons foncés donnent une profondeur de pensée et une respiration, tandis que les couleurs vives sont de l’ordre du spontané et du choc. Je n’ai pas appris à peindre et suis très instinctive avec la couleur. Après, il y a aussi la question de la différence entre la couleur réelle et celle de l’émotion  : pourquoi vais-je poser un jaune là, alors qu’en réalité c’est un bleu  ?

© Enna Chaton – Paysage et figures – Gouache sur papier, dessin avec carbones colorés vert, rouge sur verre –  30 x 42 cm – Sète 2022

Tu utilises la technique de l’impression carbone pour donner à voir des corps délicats qui se promènent, en surimpression, sur des paysages peints. Comment choisis-tu tes techniques  ?

Le carbone est arrivé alors que je n’arrivais pas à dessiner les corps. J’emprunte les corps à mes photographies en réalisant un dessin à l’aveugle qui permet de suivre le contour des corps, de faire des frottages, de jouer sur les échelles. Le carbone est une empreinte, comme un tirage photo  : je prends un négatif et j’en fais un positif. 

Cette technique m’évoque les décalcomanies, en faisais-tu enfant  ? 

J’en ai fait  ! Quand on faisait des décalcomanies, la matière était particulière, il y avait une sorte de papier épais qu’on grattait. Ce que j’aime dans la technique du carbone, c’est de pouvoir faire des collages et de jouer sur la profondeur en les imprimant sur des fonds peints, ou directement sur le verre du cadre. J’adorerais transposer des dessins sur des vitraux ou des vitrines. 

© Chaton/Torne – Comme un cadeau avant l’heure – Côte à côte 1/16 –  Gouache, dessin au stylo sur papier – 20 x 15 cm – Exposition “Enna Chaton et Cédric Torne se marient” – Sète 2022

Ton exposition actuelle est une co-création avec ton compagnon Cédric Torne, avec lequel tu réalises aussi une série de dessins, «  Côte à côte  », qui mêle vos créations. Quelle spécificité y a-t-il dans le fait de créer à deux  ?

C’est une collaboration amoureuse géniale qui mêle l’amour, la vie et l’art depuis deux ans. On part souvent dessiner ensemble dans le paysage. Mais on travaille dans des espaces plastiques très différents, et c’est intéressant de voir comment nos espaces s’entrechoquent et se mêlent. On a actuellement investi l’espace de l’atelier Dahu à Sète, en travaillant à superposer nos travaux qui forment ainsi des dyptiques. 

Quels sont les projets sur lesquels tu travailles actuellement  ? 

J’ai deux expositions collectives à venir. L’exposition «  Érotiques  » à la Galerie NullepArt à Bages, où je vais montrer des «  Offrandes  » et des dessins réalisés en faisant l’amour avec mon compagnon. Il y aura aussi une exposition collective de peintures au LAC de Sigean, avec des femmes artistes. Je vais montrer des peintures de paysages, de ma fille en guerrière endormie et des dessins au carbone. 

Pour l’instant, j’ai une pratique d’atelier où je peins des corps à la peinture à l’huile et une pratique de peinture “sur le motif” où je peins, en plein air, des paysages à la gouache. Prochainement, je voudrais aller peindre à l’huile, à l’ancienne, avec un chevalet et des modèles dans la nature pour réunir ces deux pratiques.

© Enna Chaton – Extrait d’une action filmée dans le paysage – Empreinte#1, frottage sur troncs carbonisés – vidéo HDV 5 mn –  Loupian 2019

Ta série «  Paysages brulés  » consiste à effectuer des dessins, nue, en frottant de longues frises de papier blanc à même des arbres calcinés. Tu prélèves l’empreinte du monde, tu peins les épidermes, tu représentes les corps. Serait-ce juste de dire que ton œuvre cherche à peindre «  la peau fragile du monde  », pour reprendre les mots du philosophe Jean-Luc Nancy  ? 

C’est beau  ! J’adore Jean-Luc Nancy. Je crois que l’empreinte est double. D’un côté, je fais des empreintes avec du papier sur du bois brûlé. De l’autre, j’emprunte l’espace avec mon corps en l’expérimentant. J’essaie d’être au plus proche du monde en faisant corps avec lui. L’épiderme est cette frontière qui fait, en même temps, liaison entre intérieur et extérieur. On peut caresser la peau mais aussi la couper.

Je travaille depuis longtemps dans cette relation à l’extérieur (grottes, montagnes, chantiers) où l’on sent le vent, la neige, le chaud et le froid. C’est une expérience rugueuse que de sortir de sa maison. Je me fais mal en marchant pieds nus, je porte des trucs qui pèsent une tonne, je grimpe. Je crois qu’il est important de se rappeler que nous ne vivons pas dans une image, mais que nous sommes dans un monde où nous éprouvons des choses qui peuvent autant faire du bien que blesser. 

L’artiste est à retrouver sur Instagram (@ennachaton) et sur son site web.

Exposition «  Enna Chaton et Cédric Torne se marient  », Enna Chaton et Cédric Torne, au Dahu – atelier architecture et design, 36 avenue Victor Hugo, Sète. Jusqu’au 4 mars 2022. Contact au contact@atelierdahu.fr. Ouvert du lundi au vendredi de 9h à 18h.

Évènements à venir :

  • Exposition collective «  Érotiques  » à la Galerie NullepArt à Bages, du 2 avril au 29 mai 2022
  • Exposition collective (Cassandre Cecchella, Valérie Du Chéné, Elise Fahey, Enna Chaton) au LAC – Sigean, à partir du 9 avril 2022

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