À la UneLITTÉRATUREMUSIQUE

Rencontre avec Daniel Adjerad : « La punchline est une phrase frappante qui abrite plusieurs sens »

© Patricia Garcia Ocana

Daniel Adjerad nous invite, dans son essai Punchlines, à comprendre l’apparition et l’évolution de cette phrase équivoque qui frappe l’auditeur dans la musique rap.

Il parcourt ce genre musical pour montrer comment les codes se déplacent tout en continuant de régler les échanges de phrases coup de poing. Avec ses lunettes philosophiques, Daniel Adjerad ausculte ce que la punchline produit comme effet dans le monde du rap et plus largement au sein de la société. 

Peux-tu définir la punchline qui n’est ni une blague qui rime, ni une simple insulte ? 

La punchline est une phrase frappante qui abrite plusieurs sens. Elle est riche de significations que l’on découvre en se la répétant en boucle. J’utilise beaucoup le concept «  équivoque  » qui traduit le double sens. Son étymologie signifie qu’il y a deux voix à égalité. 

Tu analyses plusieurs chansons de Vald. Dans «  Rappel  » il se demande  : «  Comment ça, Dieu donnerait de la chance, du talent à certains pas à d’autres  ? Ça, ça m’rend parano  ». Penses-tu que la puissance de Vald, et du rap plus généralement, réside dans sa critique sociale  ? 

La critique sociale est une des dimensions du rap qui ne doit pas dissimuler l’autre dimension qui est celle de la fête. A l’origine, dans une fête, le MC (Maitre de cérémonie) est celui qui doit frapper et porter la foule en ayant les bons mots. Rakim disait que le MC voulait dire pour lui  : «  Move the Crowd  ». C’est une punchline qui signifie faire bouger et émouvoir la foule. Quand on critique parfois le rap en disant qu’il a perdu cet aspect de critique sociale on oublie qu’il est aussi, dès le début, l’occasion de faire la fête.

Dans «  Lettre à un jeune rappeur  », Sofiane s’auto-clashe en rappant «  Ne deviens pas ce jeune connard, aucun principe, Qui rajoute des violons, qui pense que sa merde est un classique  » alors même qu’il chante sur un son de violons. Alors que tu décris la punchline comme une boucle, peut-on dire qu’il existe une «  auto-punchline  », où la boucle serait bouclée, puisque celui qui clashe se clashe lui-même pour s’asséner un conseil  ? 

Oui, il existe une «  méta-punchline  » qui est une auto-critique du rap par lui-même. Le parti pris du livre est de prendre au sérieux le rap en le considérant en tant que forme artistique qui passe par des renouvellements. Il y a des moments nécessaires où l’artiste remet en question les formes établies de la punchline et fait son autocritique pour faire avancer la forme. Comme les peintres disaient des nouveaux qu’ils ne faisaient pas de vrais tableaux mais seulement des esquisses  ; les anciens pensent que ces jeunes rappeurs, qui usent de l’auto-tune et renouvellent la punchline, ne font pas du vrai rap.

Mais ces oppositions qui existent à une certaine période sont dépassées et réappropriées par de nouveaux artistes qui les intègrent à leur palette. Ainsi, Vald dit «  je déteste la punchline  »  mais réalise un vrai travail sur les phrases coups de poing en usant de la dérision. Dans «  Regarde toi  », il prend les phrases clichées du rap comme «  Le savoir est une arme  » qu’il reprend de façon détournée : «  Je bippe au détecteur d’métaux car j’ai trop de savoir  ». SCH utilise, lui, l’auto-tune pour faire des rimes là où il n’y en a pas. Il fait rimer «  parano  » avec «  par amour  ».

Les frappes réelles et linguistiques du boxeur Mohammed Ali ont été acclamées par les grands noms du rap. Penses-tu que la punchline est un phénomène qui fait tache d’huile en étant repris aujourd’hui dans d’autres sphères de la société  ? 

Malheureusement oui. En politique ou sur Twitter, on reprend le mot et sa version la plus pauvre. On retient l’idée d’une phrase méchante et cinglante détachée de tout contexte qui est une version appauvrie de la punchline. Finalement, la beauté de la phrase coup de poing du rap est sa richesse  : les multiples sens, la nécessité de la méditer. Un rappeur américain dit faire des «  haïkus vénéneux  » ce qui n’est pas la même chose qu’une vacherie. 

Finalement, la punchline devient l’art des polémistes et des éditorialistes qui ne cherchent plus à faire de démonstration et souvent détestent le rap et ignorent que ce qu’ils font a une forme sublimée dans cet art dont ils pensent qu’il n’est pas un art.

La punchline est un art linguistique. Le linguiste Ferdinand de Saussure décrit comment le mot naît de la découpe d’un flux sonore par le sens. La punchline souligne-t-elle les potentialités et les modalités du langage  ?

Le rap est très riche quand on réfléchit sur la philosophie du langage. Ce n’est ni une véritable écriture, ni une véritable oralité mais une forme d’énonciation qui prend en compte toutes les dimensions de l’expression langagière  : le flux et le flow (cadence et débit), l’importance du ton (intonation, sous-entendus, timbre), les rimes (signifiant) et les significations (signifié). Et en même temps, les punchlines sont aussi des performatifs soit des coups sonores qui réalisent une action comme l’explique le philosophe John Langshaw Austin.

Dans l’essai, tu évoques la nécessité que la punchline ne soit pas réservée aux hommes. Les rappeuses s’affranchissent de codes datés en retournant les stigmates comme celui de l’insulte misogyne. Ainsi, le groupe BWP (Bytches With Problems) se réapproprie le mot de bitch pour en faire un étendard d’émancipation. De quelle manière ont-elles renouvelé cet art de la frappe ? 

J’évoque le livre Ma Chatte de Marie Debray, adressée à Booba, qui écrit : «  ce n’est pas votre chibre qui me fait jouir, c’est votre langue  ». J’ai pourtant mis cet aspect un peu de côté pour deux raisons. La première est qu’il existe deux beaux livres sur le sujet chez Le Mot et le reste. La deuxième est qu’il faudrait faire une enquête approfondie sur toutes les générations de femmes qui ont été importantes dans le rap.

On parle toujours de DJ Kool Herc mais c’est sa sœur qui organise la première fête de hip-hop. L’émission «  Yo ! MTV Raps » est créé par une femme. La rappeuse Casey, par exemple, fait un travail incroyable sur la langue en usant d’allitérations et en rimant de façon déstabilisante. Il faudrait étudier comment les rappeuses se réapproprient les insultes pour les détourner mais aussi inscrire ce travail dans une réappropriation plus large des insultes homophobes, misogynes, raciales. 

Tu as consacré une web-série passionnante ainsi qu’un livre à Gilles Deleuze. Tu y abordes déjà la notion de punchline pour définir la ritournelle comme «  musique qui deviendrait plus intense au fil des répétitions  ». Comment les notions deleuziennes permettent-elles d’éclairer ce que produit le rap en termes d’intensité  ?  

Deleuze disait qu’à chaque fois qu’il travaille sur un auteur, il doit tout réapprendre – sauf avec Spinoza parce que c’est son cœur. Mon cœur à moi c’est Deleuze. Il y a deux aspects complémentaires de la musique  : la ritournelle et la répétition. Puis, il y a le galop qui est le fait de faire des variations et des accélérations. Mon livre sur Deleuze chez Ellipses se construit autour de formules trouvées chez ses complices qu’il se répète en boucle. Dans l’Abécédaire, il produit des formules paradoxales qu’il se répète en boucle comme s’il improvisait une musique. Enfin, le bégaiement permet de faire bégayer la langue comme si c’était une langue étrangère.

Tu dis que ce livre naît d’une «  perplexité  », concept deleuzien, qui consiste à se retrouver face à une bizarrerie ou à un problème. Cette rencontre avec le concept de «  punchline  » fut-elle une aventure joyeuse et s’est-elle résolue  ? 

C’est une belle question. Rencontrer un problème est toujours joyeux d’un point de vue philosophique. C’est entrer dans une affaire et une enquête qui ne revient pas à tourner en rond mais à reformuler le problème pour essayer de le voir autrement. Je n’ai pas résolu ce problème mais j’ai posé des jalons pour mieux comprendre l’abîme entre l’utilisation de la punchline en comédie et dans la sphère médiatique. 

Ta thèse est consacrée au concept d’économie chez Pierre Bourdieu, qui distingue une économie monétaire et une économie symbolique (comme le serait l’échange de punchlines). Comment Bourdieu nous aide-t-il à comprendre cette autre économie qui a lieu dans le monde du rap  ? 

Économie signifie au sens large, pour Bourdieu, une certaine forme d’organisation. L’économie du rap ne se réduit donc pas à son insertion dans les chaines de consommation et de production mais désigne la manière dont il se structure comme champ : quels biens sont produits  ? Qui sont les acteurs crédités  ? Qu’est-ce qui a de la valeur pour les agents de ce champ  ? Comment les auditeurs valorisent ou pas cette production  ? 

Ces concepts (crédits, investissement, biens, valeurs) montrent qu’il y a une norme qui sert à réguler les échanges. Ce sont les propriétés de la monnaie. Ainsi, la punchline serait l’étalon de l’organisation sociale du rap. Les rappeurs ne parlent pas seulement d’argent mais échangent aussi des punchlines comme une monnaie. Rakim est comme une banque qui a mis en circulation une nouvelle monnaie. Il a émis le code actuel du rap en circulation. Il parle du flow, fait des rimes qui enjambent les fins de phrases et c’est peut-être le premier à théoriser les punchlines dans son nouveau sens. Et les rappeurs cherchent à braquer le rap game c’est-à-dire à devenir une référence et rendre obsolètes les anciennes façons de rapper en mettant en circulation une nouvelle façon de frapper par les mots.

Dans l’épilogue, tu compares l’art de la punchline à l’art de l’intrigue dans les films d’Alfred Hitchcock. La punchline serait-elle le MacGuffin du rap  ? Ce concept est popularisé par Hitchcock et défini comme «  élément moteur qui apparaît dans n’importe quel scénario  » et qui est un prétexte à l’avancée de l’action.

J’aime beaucoup cette comparaison que je n’avais pas perçue ainsi. La punchline est évidemment le MacGuffin du rap ! L’intrigue et l’intriguant est ce qui développe une histoire cachée et ce qui suscite la curiosité. Nas fait des punchlines intrigantes au double sens du terme. On veut se répéter ses phrases en boucle et, en les répétant, on se rend compte qu’il a condensé tout un tableau ou toute une narration cachée. 

J’ai évoqué Hitchcock pour deux raisons. D’abord, pour ne pas oublier que les artistes eux-mêmes veulent se rapprocher des autres formes artistiques. Le dernier album d’Eminem se place explicitement sous le patronage d’Hitchcock, reprend la couverture d’un CD du cinéaste et intègre des interludes de ce dernier. Ensuite, j’ai aussi parlé d’Hitchcock pour rappeler que le rap est bien un art au même titre que les autres arts comme le cinéma. Ainsi, le rappeur Lino dit  : «  Le rap c’est du cinéma pour les aveugles  ». 

Punchlines de Daniel Adjerad, Edition Le mot et le reste, 13euros.

You may also like

More in À la Une