Si auto-tune, break, sample, cyphers, freestyle ou larsen ne vous disent rien, ne passez pas votre chemin ! Punchlines de Daniel Adjerad s’adresse aux passionnés comme aux novices du rap et prend le temps d’analyser, avec éclat, la généalogie et les pratiques du genre et plus spécifiquement la punchline.
« C’est pas l’école qui nous a dicté nos codes » entonne Diam’s. Elle rappelle que le rap est bien un genre qui se structure par ses propres codes. Le philosophe Daniel Adjerad pense l’évolution et les déplacements des pratiques du rap : lyrics, bande instrumentale, rythme ou punchline.
Frapper l’oreille par la puissance de l’image que les lyrics suscitent, voilà ce que vise la punchline. Phrase coup de poing, elle percute, arrête l’attention et bouscule littéralement. On découvre grâce à Daniel Adjerad qu’elle prend son origine pendant la traite esclavagiste, dans les dozens où les esclaves (« vendus à la douzaine ») renchérissaient d’affrontements linguistiques pour rire de leurs défauts respectifs. Puis qu’elle évolue grâce à la culture hip-hop, où les DJ’s isolent des moments instrumentaux (breaks) sur des vinyles pour les faire tourner en boucle jusqu’à ce que le sample permette de réaliser cette boucle électroniquement. Rakim est considéré comme un des fondateurs de la punchline dans les années 1980. La punchline est, dès le début, la revendication d’une manière singulière de s’exprimer.
Décrypter la punchline
La force de l’analyse est de montrer que chaque génération tente de renouveler les pratiques du genre en créant des styles neufs et créatifs. La punchline, dans son sens restreint, est un jeu de mot qui use de la polysémie des termes et qui cherche à choquer. « Comme une paire de menottes je suis cruellement attachant » psalmodie Fababy.
Cet essai nous permet d’avoir une connaissance plus précise des courants actuels du rap et de son vocabulaire. L’auteur oppose, d’un côté, les rappeurs à punchlines (Eminem, Lil Wayne, Snoop Dog) qui revendiquent l’importance des lyrics, de la punchline classique et d’une base instrumentale simple. De l’autre côté, il montre que la nouvelle génération, les « mumble rappers » soit les rappeurs qui marmonnent (Vald, Young Thug, Lil Uzy Vert), met davantage l’accent sur le flow c’est-à-dire sur la manière de faire épouser les mots avec le beat et réinvente l’usage de la punchline.
La punchline « élargie » des mumblers, est selon lui, une exploration de la répétition du son et du rythme davantage que celle du sens. Ils travaillent donc sur la tonalité de la voix (grommèlement, onomatopée) et la surprise rythmique (introduction de hi-hats, notes percussives venues de la musique trap, dans une rythmique binaire). Les mumblers s’éloignent donc moins de la punchline qu’ils la renouvellent. Elle devient alors la possibilité de frapper phoniquement et rythmiquement l’oreille de ceux et celles qui l’écoutent.
Boxer avec les mots
Daniel Adjerad part de la polysémie du mot rap : « To rap signifie « taper » et « parler » ». Il analyse ainsi le rapport entre cet art linguistique de la punchline et la frappe dans les sports de combat. Nombreux sont les rappeurs se revendiquant du boxeur Mohammed Ali.
Ce dernier est connu pour ses frappes sur le ring autant que pour ses phrases coups de poing. Il assène des « uppercuts linguistiques » à ses adversaires avant les matchs ainsi qu’aux rouages d’une société discriminante : « Le boxeur est également spécialiste des doubles sens. A l’employée raciste qui lui explique en 1960 que le restaurant ne sert pas de Noirs, Ali répond du tac au tac : « Ne vous inquiétez pas je n’en mange pas non plus. » ».
Dans la deuxième partie de l’essai, l’auteur met en lumière la puissance performative de la punchline. Elle est un art de la joute verbale qui demande de ne pas prendre de gant pour viser juste avec ses propos.
« Le coup porté par un discours qui scandalise constitue la forme de violence acceptée dans le champ des échanges rapologiques. C’est une manière de convertir la violence reçue au quotidien et d’en faire autre chose. »
Punchlines, Daniel Adjerad
Si le coup peut faire mal, l’auteur rappelle que le rap, plutôt que de chercher à blesser, use de codes pour secouer les consciences, révéler certains fonctionnements systémiques et discriminatoires et bousculer les habitudes de penser bien ancrées. Cependant, Daniel Adjerad n’élude pas la possibilité d’une violence qui déborderait du cadre. Si le « clash » est l’art de la punchline dans le champ des mots, le « beef », lui, blesse en rompant avec les codes du genre et risque de virer à un affrontement physique violent.
Qu’en est-il de la violence misogyne qui habite le monde du rap ? Bien qu’il soit loin d’être le seul genre à refléter le sexisme systémique de notre société, puisque les autres genres musicaux ainsi que nos instituions le sont tout autant, il s’agit tout de même d’interroger ce biais. L’auteur rapporte la lettre de Marie Debray, adressée à Booba, qui revendique la non-appartenance de la punchline aux seuls hommes. L’auteur évoque succinctement le déplacement créatif qu’opèrent les rappeuses dans l’art de la punchline et cite deux ouvrages qui abordent frontalement la question (Pas là pour plaire ! Portraits de rappeuses de B. Ghio et Ladies First de S. Bertot). Les rappeuses ont leurs propres jeux de langues, inventions sonores et retournements de stigmate de l’insulte qui sont de véritables créations.
Frapper sa monnaie
Dans ce monde codifié, la punchline apparaît, pour l’auteur, comme monnaie symbolique frappée dans un champ économique spécifique. Produite par les rappeur.ses, la punchline circule et prend de la valeur ou se voit dévaluée selon la validation des auditeur.rices. Elle s’échange entre artistes et entre albums. Daniel Adjerad s’appuie notamment sur les lyrics de Vald qui questionnent le fonctionnement de l’industrie musicale et ses logiques économiques. Lui tente de poursuivre sa passion, c’est-à-dire d’inventer de beaux coups musicaux, sans se faire aspirer l’âme par la machine à fric.
« Si les rappeurs « font de la monnaie », il faut l’entendre en deux sens bien différents. D’une part, on peut comprendre qu’ils cherchent à accumuler des sommes d’argent. D’autres part, on peut aussi constater que le champ du rap a inventé, avec la punchline « élargie », une monnaie symbolique qui n’est pas réductible aux valeurs financières de la sphère marchande. »
Punchlines, Daniel Adjerad
Court essai, Punchlines décortique, sans traîner et avec subtilité, les modalités du rap, en nous faisant pénétrer dans son vocabulaire spécifique. L’auteur met ses outils philosophiques au service des phrases coups de poing pour en dévoiler le sens, qui parfois se dérobe, et pour souligner la critique sociale qui s’y loge férocement.
Punchlines de Daniel Adjerad, aux éditions Le mot et le reste, 13 euros.