CINÉMA

« Nous » – Attention à la marche en descendant du train

Alice Diop
© Sarah Blum

«  Nous  », pour Alice Diop dans son dernier long métrage, ce sont ces vies et visages qui se croisent et puis s’oublient à l’ombre du RER B. Pendant deux heures, la réalisatrice chemine le long de ce dernier pour regarder et écouter ceux et celles qui habitent ces marges que l’on nomme indifféremment «  banlieues  ». Sous son regard, les «  petites vies  » communes et vite oubliées sont aussi dignes d’habiter les lieux.

L’ouverture de Nous éclaire d’emblée la lecture des images qui lui succèderont. Un jeune garçon et ses grands-parents se tiennent immobiles en lisière de forêt. Muni d’une paire de jumelles, le trio attend. Les minutes passent et, enfin, à des dizaines de mètres, une forme apparait. Un cerf sort de la forêt, perçoit, malgré la distance, la présence humaine. Il s’arrête et s’inquiète de cette présence étrangère. En face, le jeune garçon épie, pronostique (le cerf s’avancera-t-il plus  ?). Deux mondes étrangers se font face, chacun sur le seuil de l’autre.

L’espace est plein de lisières invisibles qu’il faut savoir reconnaitre et admettre pour que la rencontre advienne. Car l’événement finit toujours par arriver si l’on attend à la bonne place suggère Alice Diop.

Nous Alice Diop
© Sylvain Verdet

Vies minuscules

Le film avance donc de vies en récits. En allant à la rencontre de ceux et celles qui habitent le long de la ligne du RER B, Alice Diop rend visible des corps et des mémoires complètement absents des productions culturelles et médiatiques. Sa caméra prend le temps de regarder ces visages effacés pour partager un bout d’existence. Avec elle, nous rencontrons des «  vies minuscules  », persuadées qu’elles n’ont rien à dire, rien à partager. Pourtant, le principe d’empathie qui guide la réalisatrice, nous permet de reconnaitre la présence de ces corps excentrés.

Ismaël, arrivé en France en 2000, est toujours en demande des papiers pour obtenir la nationalité française. Le temps pris par Alice Diop pour enregistrer ses gestes de mécanicien, pour comprendre son insoutenable, et pourtant presque banale pour lui, lutte contre le froid l’hiver, comprend Ismaël dans ce «  nous  » qui désigne ceux et celles qui habitent la France. En donnant la possibilité à une vieille dame habitant un petit pavillon de raconter l’histoire de son arrivée à Paris depuis la Bretagne, en écoutant tous ces récits singuliers et inaudibles, Alice Diop rend à ces existences le droit d’habiter le territoire dans lequel elles évoluent mais aussi la France en tant que communauté politique.  

L’image manquante

Tout l’enjeu du film se situe dans ce mouvement de redéfinition des contours de l’espace narratif national. Lorsqu’elle filme, non sans ironie, les visages de croyant.e.s réuni.e.s en la basilique de Saint-Denis pour la messe de Noël rendue en l’honneur de Louis XVI, Alice Diop met au jour l’hétérogénéité mémorielle qui travaille à l’intérieur d’un même espace géographique. Plus de deux cents ans après sa mort, la mémoire du souverain est encore vive.

Une telle tradition juxtaposée aux récits de «  vies de peu  », fait signe vers un droit à l’héritage mémoriel pour toutes et tous. Et pour cela, il faut faire trace. Le film d’Alice Diop est un testament où s’affirme la souveraineté du récit personnel. Dire et archiver, c’est lutter pour ne pas disparaître complètement, pour ne pas «  mourir deux fois  » comme l’explique à la cinéaste l’écrivain Pierre Bergounioux.

Nous Alice Diop
© Sarah Blum

La polyphonie des voies qui s’élèvent le long de la ligne du RER B, progressivement, dessine les contours de cette image manquante  ; celle toujours absente du récit collectif. La réalisatrice ne manque pas de se situer dans ce «  nous  ». Elle convoque ses propres images, celles de films familiaux. Les rares images de sa mère, puis de son père, sont bouleversantes. Rendre visibles ces parcours singuliers, c’est affirmer que leur dimension politique nécessaire est toute aussi légitime que celle de ceux dont on parle.

Avec Nous, l’histoire collective s’écrit à la première personne du pluriel, et ce, avec toutes les aspérités, répétitions et petites histoires que cela implique.

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