Chaque mois, un·e membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, L’Usage du monde (1963) de Nicolas Bouvier.
J’ai entendu parler de Nicolas Bouvier pour la première fois dans une célèbre émission littéraire. Livre en main, le présentateur citait L’Usage du monde. Si j’ai tout oublié de l’invité d’alors, j’ai vite noté le nom de l’ouvrage. Je devais avoir quinze ans, mais j’ai attendu des années avant de le chercher enfin. Puis quelques années encore avant de m’émerveiller à le lire puis de le décortiquer pour mon mémoire.
L’Usage du monde est un récit de voyage comme on en lit peu. C’est drôle, la lecture est facile, les descriptions lumineuses. Comme le fait vite comprendre le titre qui est une citation des Essais, Nicolas Bouvier voyage sous la houlette littéraire du bordelais Montaigne. Le voyage pour lui est un programme de vie, une quête spirituelle et humaine. Toujours simples, toujours riants, les mots de Nicolas Bouvier enchantent. Et c’est discrètement, modestement, qu’il est devenu la référence incontournable du récit de voyage.
« C’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on y est allé chercher. »
Chroniques japonaises, Nicolas Bouvier
Livre monde
Nicolas Bouvier ne part pas seul dans son odyssée. Il est accompagné de son ami Thierry Vernet, compatriote suisse. Comme le hasard fait bien les choses, les deux camarades sont complémentaires : dans la vie Nicolas Bouvier écrit et Thierry Vernet peint. L’alliage des deux hommes donnera donc le texte de L’Usage du monde accompagné des encres du peintre. Ils prennent la route vers l’Est un jour de juin 1953. Zagreb, Belgrade, Istanbul, Ankara, Tabriz, Ispahan… Autant de villes que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet découvrent et nous livrent par touches humoristiques et tendres.
« Lorsqu’on quitte la Yougoslavie pour la Grèce, le bleu – la couleur des Balkans – vous suit, mais il change de nature ; on passe d’un bleu nuit un peu sourd à un bleu marin d’une intense gaieté, qui agit sur les nerfs comme de la caféine. »
L’Usage du monde, Nicolas Bouvier
« L’Œil du voyageur »
Les deux hommes font étape dans chaque ville et quelques villages, l’un en prêtant sa plume, l’autre en vendant ses tableaux. Le projet initial devait composer une œuvre totale, associant peinture, photographie, musique et texte. « Faudra mettre un ou deux brins de musique dans le livre du monde ; ça a vraiment beaucoup contribué à la beauté du voyage » écrit Nicolas Bouvier à Thierry Vernet dans une lettre en 1956. En plus du texte et des dessins du livre, il existe des photographies et des enregistrements sonores des personnes rencontrées. Vernet et Bouvier ont vu d’un œil artiste et quasi sociologique les villageois·es et leurs coutumes ou leurs musiques.
Le voyage n’a pas été toujours heureux. Doutes, maladies, disputes, sont autant d’éléments perturbateurs. L’expédition est en tout cas apprentissage pour Bouvier qui constate en philosophe héritier de Montaigne : « [l]e voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement, passage d’un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort ». Apaisé au terme (provisoire) de son trajet, l’auteur nous décrit ainsi des moments d’épiphanies, comme cette description du Khyber Pass près de Kaboul, véritable « paysage apollinien » :
« La montagne, elle, ne se dépensait pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau. Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme frottées d’huile ; de hauts versants couleur chamois s’élevaient derrière elle et se brisaient en criques d’ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence. Puis des pans de rocs noirs où les nuages s’accrochaient comme une laine. Au sommet, à vingt kilomètres de mon banc, des plateaux maigres et doux écumaient de soleil. L’air était d’une transparence extraordinaire. La voix portait. J’entendais des cris d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot de chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. »
L’Usage du monde, Nicolas Bouvier