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« Amalia » – Quand l’époque va trop loin

Amalia
© éditions Dargaud

Dans un album aux charmes discrets, la bédéaste Aude Picault raconte l’absurdité de nos vies, grignotées par les impératifs de performance, et tente de mettre l’époque en boîte.

Dans un monde qui n’eût pas été mis à l’arrêt par la pandémie de Covid-19, on ne peut pas être certain qu’Amalia – du nom de cette mère de famille ordinaire et héroïne de l’album – aurait vu le jour. Avec cet album, Aude Picault met en lumière des violences sociales longtemps restées souterraines, parce que tout à fait banales. Il y a la vie de famille à faire coexister tant bien que mal avec un emploi à plein temps, la maison toujours sale alors que la vie n’est déjà qu’une succession de corvées ménagères. Et le mari, en fin de journée, qui relève – et reproche – à sa femme de ne pas coucher avec lui.

Serions-nous devenus fous  ?

Mais l’absurdité de nos existences ultra-modernes ne naît pas dans la sphère familiale. Elle poursuit le travail commencé dans la sphère professionnelle, nous montre l’autrice. On suit ainsi le quotidien en entreprise de Karim – le mari – et d’Amalia. Lui travaille dans une usine qui fabrique du pain pour les grandes surfaces. Complètement acquis aux objectifs de rentabilité qu’on lui impose, il est convaincu de l’utilité des « améliorants » et des « stimulants » – entendez par là pesticides polluants. Grâce à ces produits chimiques, la production est bonne, jusqu’à ce qu’une épidémie vienne contaminer le blé de l’exploitation. Les autorités réagissent – en ré-autorisant un pesticide polluant qu’elles avaient interdit.

Même cynisme du côté de chez Amalia, qui travaille dans une entreprise d’on-ne-sait-quoi dans le management. Toute la novlangue des openspace y passe, personne n’y comprend rien mais on fait comme si. Et parmi les nouveaux mots inventés pour déguiser une réalité précaire, le «  Plan d’agilité des compétences  » déployé dans l’entreprise de notre héroïne. Jolie expression pour dire plan social  ; quand Amalia tentera de parler de ses difficultés à sa cheffe depuis que son assistant a été viré, la femme, mi-PDG mi-gourou, lui servira la bouche en cœur un discours mièvre sur son potentiel et ses capacités à tout gérer.

© éditions Dargaud

En route vers le «  monde d’après  »

Avec son héroïne qui tombe malade et devient «  intolérante au rendement  », Aude Picault propose à son lecteur un pèlerinage vers une vie plus sobre, dans laquelle on s’autorise à regarder le ciel. Après avoir décrit les dynamiques du capitalisme qui entend faire des gains de productivité sur le dos de la main d’œuvre humaine après en avoir fait grâce au progrès technique, l’autrice montre le chemin vers la désescalade. Amalia apprend à ralentir, accepter d’en faire moins.

Le propos fait explicitement écho aux réflexions sur le «  monde d’après  » promis durant le confinement. La pandémie – qui s’incarne dans la maladie du blé – s’immisce dans le livre, de même que la crise écologique, facteur de stress supplémentaire. Pas de concept révolutionnaire dans ce livre aux dessins sobres et à l’humour léger, peut-être, simplement, la mise en mot et en traits de ce trop-plein collectif que l’on peine à s’expliquer. Aude Picault parvient, en cent cinquante pages, à illustrer les correspondances entre nos différents malaises contemporains. Et nous donne l’élan – nécessaire – pour tenter de vivre un peu mieux.

Amalia de Aude Picault, éditions Dargaud, 19,99 euros.

Journaliste

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