Un an après la publication de son livre compilant ses entretiens avec le compositeur Gavin Bryars, Jean-Louis Tallon revient, toujours aux éditions Le Mot et le Reste, avec un précieux document consacré cette fois-ci à la voix de Meredith Monk, chantée… et parlée.
Il y a, chez ceux qui connaissent Meredith Monk, une forme d’envie envers ceux qui n’ont encore jamais été confronté à sa voix, à sa musique, à son nom. Une envie motivée par le souvenir, lors de cette fameuse rencontre, d’un choc esthétique comme on en vit bien trop peu dans une vie, dans un parcours avec les oreilles grandes ouvertes et les yeux (parfois) grands fermés. Que ceux qui n’ont pas encore eu cette chance se rassurent : les éditions Le Mot et le Reste publient un livre d’entretien qui se lit avec autant de passion que la musique de Meredith Monk s’écoute. L’occasion de découvrir, au fil des pages, un univers vocal, sonore et spirituel dans lequel il serait bien dommage de ne pas plonger, une bonne fois pour toute.
Mais comment parler de sa musique, cette grande abstraction rendue, par les mots, aussi absurde, pour emprunter la célèbre citation de Frank Zappa (ou d’un autre), que de « danser sur de l’architecture ». Sa musique ? Oui, mais surtout sa voix. Cette voix. Une voix unique comme on ne fait plus, comme on n’en a jamais d’ailleurs. Hormis peut-être chez des gens comme Bobby McFerrin, jamais cet instrument n’aura semblé si ludique, ouvert, puissant et novateur. Et pour la décrire, rien de mieux que de l’entendre, ou plutôt d’apprendre à l’écouter, au fil des mots et des conversations menés par Jean-Louis Tallon. Entre les oreilles de spécialiste du journaliste et les confessions, volontaires, riches et touchantes de l’ intéressée, se noue alors un dialogue captivant où la musique fait sens au delà des mots, au delà des sons, au delà des émotions.
Des sons pour mots et la voix comme musique
Chanteuse mais aussi compositrice, musicienne, dramaturge, chorégraphe, cinéaste et comédienne, Meredith Monk est l’auteur d’une œuvre protéiforme, transversale et ancrée dans l’avant-garde, l’audace et l’expérimentation. Celle qui fêtera bientôt ses 80 ans s’inscrit dans une histoire parallèle au courant minimaliste, auquel elle est bien souvent rattachée, alors même qu’elle évolue dans des sphères bien plus larges et cosmopolites que celle de ses contemporains, qu’elle connaît et fréquente évidemment avec beaucoup d’intérêt.
« Au commencement, chez elle, est la voix, toujours. C’est là que quelque chose s’ouvre, qui semble provenir d’avant la langue, d’avant les paroles. »
Guy Scarpetta, à propos de Meredith Monk
Divisé en deux parties, le livre regroupe deux séries d’entretiens : quatre premiers rendez-vous organisés en 2014 (d’abord à Orléans puis par visio) entre Jean-Louis Tallon et Meredith Monk, puis quatre suivants cette fois-ci menés pleinement à distance depuis la résidence de l’artiste à New-York, entre septembre et décembre 2020.
Menés de façon chronologique, ces entretiens sont abordés par Jean-Louis Tallon avec une ambition biographique quasi-définitive, retraçant toute sa carrière en suivant le développement de ses différentes créations avec un soin visant à l’exhaustivité et à l’approfondissement totale de son sujet. Une compréhension dense et méticuleuse de la vie et l’œuvre de Meredith Monk qui démontre un puissant attachement et une connaissance absolue, tant intellectuelle qu’empirique de sa musique, de ses visions, de ses créations.
« La voix est une langue en soi. »
Meredith Monk
Un ouvrage qui nous plonge dans son univers avec des sujets aussi divers que son enfance entre New-York, le Connecticut et la Pennsylvanie, son éducation dans une famille de musiciens, son éveil au chant et à la musique, ses premières œuvres, l’influence des lieux et différents espaces sur la création, ses petits boulots alimentaires, sa difficulté à se faire accepter en tant que femme artiste et à s’émanciper d’un carcan hostile à ces considérations. Entre l’équilibre entre expérimentations et conventions, l’ouverture d’esprit et la réception du public à travers les différentes décennies, la question de la transmission, sa perception des différentes formes artistiques et musicales. Entre son rapport à la littérature et la francophonie, à la narration, au langage, son regard sur ses contemporains, son quotidien, sa spiritualité, ses collaborations et surtout ses inspirations, influences et obsessions.
Le chant du cœur et les oreilles du monde
Si la première partie couvre plus de soixante-dix ans d’une vie dévouée à la création, la deuxième partie se concentre elle sur ses dernières années, avec notamment le spectacle On Behalf of Nature (2016), la pièce Cellular Song (2017), l’installation vidéo Bloodline Shrine (2018), le disque Memory Game (2020) ou encore son futur projet Indra’s Net, dont le développement a été interrompu avec la pandémie. Une façon de constater qu’en l’espace de cinq ans, l’œuvre de Meredith Monk n’a cessé de s’étoffer, se renouveler, toujours avec cette énergie prolifique passant par des médias aussi divers qu’intrinsèquement connectés. Et de conclure avec un dernier segment plus étonnant, éminemment contemporain, qui voit notamment émerger la figure de Greta Thunberg et surtout une analyse très lucide des problématiques et enjeux soulevés par la crise liée à l’apparition du Covid-19, au niveau personnel comme sociétal. Une prise de conscience et de position forte, dans l’urgence de l’actualité, qui révèle une sagesse et une présence d’esprit rare, à la hauteur de ce qu’à toujours laissé entendre sa musique.
« La pandémie et le confinement qui a suivi, nous ont rappelé que la vie n’est qu’un rêve, que la réalité est fluctuante, qu’elle change constamment. L’inconnu est maître de nos destinées. »
Meredith Monk
Agrémenté de belles photos en noir et blanc, l’ouvrage se pare d’un sous-titre qui pourrait semblait surprenant pour qualifier celle qui a reçu la médaille nationale des Arts des mains de Barack Obama en 2015. Pourtant, de la dimensions irréelle, presque surnaturelle, de sa voix jusqu’aux considérations humanistes et spirituelles de la new-yorkaise, tout tend vers une connaissance aigüe des tréfonds de l’âme humaine, du sensible et du sacré.
Un adjectif qui semble alors se fondre dans les propriétés mêmes de la nature de sa musique et de ses ambitions.
« La voix transcende le temps et l’espace, permet de revenir aux origines ou, au contraire, de se projeter dans le futur […]. Les âges dialoguent entre eux. »
Meredith Monk
Que ceux qui doutent de la pertinence d’une telle entreprise se rassure : jamais nous n’aurons mieux perçu et saisi la beauté et la grâce qui traversent la pensée de Meredith Monk que par cette étude appuyée, son éclairage aiguisé et son exploration poussée des arcanes d’une œuvre qui se révèle à l’intérieur comme à l’extérieur des mots, des sens et des émotions, à l’image de sa créatrice.
Car il y a là, avant tout, la musique, la dame, et l’Âme.
Meredith Monk, une voix mystique – entretiens avec Jean-Louis Tallon disponible depuis le 20 janvier aux éditions Le Mot et Le Reste, 20 euros.
A noter : Meredith Monk sera en concert à la Philharmonie de Paris le 20 et le 21 avril prochain.