LITTÉRATURE

« Les Nuits bleues » – Aimer l’amour

© Sara Guédès

Les nuits bleues d’Anne-Fleur Multon livre le récit poignant d’une histoire d’amour entre la narratrice et une certaine Sara, rencontrée juste avant les interdictions du premier confinement qui tenteront de mettre les corps à distance et les désirs sous cloche. 

Anne-Fleur Multon décrit la naissance d’un amour. Elle raconte l’histoire d’une rencontre (dans une soirée avant le confinement) et les débuts sans se voir. Ainsi, elle dit le manque et l’absence qui creusent le corps : «  C’est l’absence qui peut-être nous rend folles, plus folles que si on avait pu se voir vite  ». 

Pour pallier à cet éloignement, les deux femmes s’écrivent. Elles échangent des photographies et des SMS. Ce sont leurs «  phéromones numériques  » à elles. Il y a les mots qu’on ne dit pas et ceux qu’on dit tout bas, les mots doux et les mots crus. Les conversations virtuelles sont ponctuées d’émojis, ces petits dessins qui décrivent la météo de l’âme (émoji vague, émoji sourire timide, émoji qui rougit). Les photographies reçues composent un patchwork érotique de celle qu’elle aime et ne peut saisir toute entière. Blason passionné. Bout d’épaule. Peau de cou. Bagues. La narratrice fantasme celle qu’elle ne peut voir et qu’elle désire. Son imagination la rêve. Elle s’appelle Sara. Elle est architecte d’intérieur et habite au 18 rue Rampal dans le 19ème arrondissement de Paris. Elles ont rendez-vous chez Sara. Enfin, elle va pouvoir la voir, la sentir, l’aimer : «  On se manquait sans se connaître  ».

Tomber en amour

Elles se découvrent et vivent la joie des premières fois  : premières retrouvailles, première caresse, première jouissance, teintées d’une atmosphère quasi-fantastique (une boîte à musique russe se déclenche, une bibliothèque s’effondre alors qu’elles s’embrassent). Anne-Fleur Multon décrit les impressions physiques de l’impatience mêlée de peur et d’excitation. La liberté d’un désir qui se vit pleinement. L’imbrication des corps comme une évidence. Les fluides et les contractions. 

«  On se ferait l’amour

Comme seules savent le faire les pirates les filles de mauvaise vie les lesbiennes les danseuses 

et bien et fort et salé comme la mer »

Les Nuits bleues, Anne-Fleur Multon

Ensemble, elles préparent des repas appétissants, regardent le déploiement des tournesols, se caressent à l’orée de la peau, se fondent dans les odeurs. La narratrice porte du Shalimar comme sa grand-mère et Sara lui trouve une odeur mêlée de poussière, de vieux livres et de senteur de sous-bois. On assiste à une expérience amoureuse et charnelle où tous les sens sont en exaltation. 

Pour la narratrice, la naissance d’un amour est comme un éveil au monde. Pourtant, le monde, lui, est à l’arrêt. Alors, elles inventent des vies parallèles, des vies fantasmées et même un pays, un village à elles, qui s’appellerait Abadjane. Elles racontent des histoires de pirates et font de l’eau le lit de leurs émois : un « lit d’océan ». Toutes deux ont déjà observé la mer, ses bateaux et ses tempêtes.  Elles jouent à faire une sortie au restaurant ou au théâtre alors qu’elles ne peuvent sortir de chez elles. Elles inventent leur mythologie passionnée. Ainsi, la contrainte du confinement devient un terrain de jeu. L’amour prend la saveur des amours adolescentes, de l’interdit et des transgressions. On pense à Thérèse et Isabelle de Violette Leduc où deux jeunes femmes s’éprennent l’une pour l’autre dans un internat sous haute surveillance.

La puissance du texte se trouve aussi dans la description de l’expérience et la violence des insultes et des agressions lesbophobes face à ce qu’elles sont, un couple de lesbiennes et l’absence de réaction quand elles se rendent au commissariat pour témoigner. Mais, il est aussi question de l’envie commune d’un enfant, de la joie d’y penser et des inquiétudes quant aux conditions médicales pour réaliser une PMA.

Écrire comme on respire

L’usage que fait Anne-Fleur Multon de l’anaphore souligne cette idylle du commencement. La narratrice fait aussi de nombreuses listes  : liste de courses, liste de vêtements, liste des couleurs de caleçons de Sara. Elle parle aussi merveilleusement du corps vieillissant des femmes et de leur conscience du regard sur elles qui change. Une certaine beauté émane des mots pour les décrire  : «  Je les aimais toutes avec leurs rides du sourire et celles sous les fesses qui font des vagues sur les doigts, avec leurs peaux mouchetées de trop de soleil avec leurs mentons un peu flous  ». 

L’écriture est à l’os. Les phrases courtes et concises rythment une lecture rapide. On dévore ce roman comme la narratrice se consume de désir. Les chapitres sont parfois ponctués de petits poèmes comme celui appelé « Ricoré ». L’autrice y trace les contours de celle qu’elle aime alors qu’elle se réveille de la nuit, encore toute froissée. Ainsi, Les Nuits bleues d’Anne-Fleur Multon peignent un monde où le désir se conjugue au verbe aimer et où l’amour a le goût d’eau salée c’est-à-dire piquant et délicieux. 

Les nuits bleues d’Anne-Fleur Multon, éditions de l’Observatoire, 18 euros.

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