LITTÉRATURE

« Les Filles d’Égalie » — Dystopie féministe

Les Filles d'Egalie © Zulma
Les Filles d'Egalie © Zulma

Imaginez une société dans laquelle les hommes prennent la place des femmes et vous obtiendrez Égalie. Érigé depuis longtemps en classique de la littérature norvégienne, le roman Les Filles d’Égalie, à la fois mordant et instructif, est aujourd’hui traduit en langue française.

Il a fallu attendre près de quarante ans pour que soit traduit en français le roman Les Filles d’Égalie. Ou plutôt « elle » a fallu. Parce que dans ce matriarcat, le féminin l’emporte grammaticalement sur le masculin. Idée très simple qui, une fois mise en œuvre, révèle en miroir toute la misogynie du langage réel. Ce sont les idées simples qui font parfois les bons livres.

« Les Filles d’Égalie est une satire. […] Dire quelque chose en disant totalement autre chose. Adresser une critique à une société par son reflet parodique. L’astuce est facile. Mais son exécution l’est nettement moins. »

Gerd Brantenberg, postface pour Les Filles d’Égalie

Les femmes viennent de Mars et les hommes de Venus

En Égalie, les hommes sont coquets. Ils se mettent des bigoudis dans la barbe, des moumoutes lorsque les calvities apparaissent et portent un soutien-verge peu pratique dont ils ont honte. Seuls quelques métiers et occupations leur sont accessibles : homme de ménage par exemple et surtout père de famille (non rémunéré). Les femmes quant à elles occupent les postes à responsabilité et exercent les métiers physiques. Elles sont marines pêcheuses, PDGette, proviseuses etc. Les grandes figures historiques ou littéraires s’appellent Julienne Césarienne ou Victoria Huga.

Dans ce monde pour femmes, le jeune Petronius peine à trouver sa place. Il rêve de devenir marine pêcheuse mais le métier est inaccessible pour ce jeune homme habitué aux cours de couture. Alors il attend le bal des débutants avec impatience et imagine la femme idéale qui viendra enfin l’arracher à son quotidien insipide. Jusqu’au jour où – après avoir subi de nombreuses violences – il décide avec des amis de créer un mouvement masculiniste.

Guerre linguistique

Traduire Les Filles d’Égalie n’a pas dû être une sinécure pour Jean-Baptiste Coursaud. En français, chaque détail du langage demande à être interrogé : des insultes à la forme impersonnelle en passant par les expressions. Ainsi fleurissent des mots (parfois sous forme de véritables néologismes) qui déstabiliseront les lecteur·ice·s pour leur plus grand bien. A-t-on souvent entendu parler d’un parâtre, d’un reinaume, d’un directriçoire, d’une gentillefemmière ou d’un hommelette ? Alors que le contraire semble être des poncifs langagiers, plus d’une personne s’étonnera à la lecture de ces mots rares. Et pourquoi ne pas remplacer certaines expressions par leur pendant masculin : « père coq  », « pour déesse sait combien de fois », « coureuse de caleçon » ou « je n’en ai rien à cypriner  » ?

« Je pourrais devenir linguiste. Avoir une bonne maîtressise de la langue c’est important. Et comme ça je pourrais débarrasser notre langue de tous les mots et de toutes les tournures qui montrent que les femmes dominent la société. »

Gerd Brantenberg, Les Filles d’Égalie

Alors dystopique Les Filles d’Égalie ? De son propre aveu, les modèles de Gerd Brantenberg ont été La Ferme des animaux (1945) et 1984 (1949) de George Orwell. Comme chez l’écrivain britannique, le reinaume d’Égalie semble vite un lieu chimérique qui, par son étrangeté, renvoie encore et toujours à la norme du monde réel. En 1977 comme en 2022. Mais rassurez-vous, l’humour, autre arme infaillible de l’intelligence, domine dans ce récit. D’autres inversions de genre ont été le point de départ d’œuvres récentes telles que Martin, sexe faible (2015), web-série française réalisée par Juliette Tresanini et Paul Lapierre ou encore le film Je ne suis pas un homme facile (2018) d’Eléonore Pourriat.

« Tu n’auras qu’à t’acheter de la crème dépilatoire, elle n’y a rien de plus efficace. Ça brûle un peu, tu auras la peau un peu irritée et sensible, mais ça vaut quand même mieux que d’avoir une dégaine d’homme poilu. Elle faut souffrir pour être beau, tu sais. »

Gerd Brantenberg, Les Filles d’Égalie

Les Filles d’Égalie, Gerd Brantenberg, trad. du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, 384 pages, Éditions Zulma, 22€

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