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LE FILM CULTE – « All That Jazz » : Tragédie musicale

All that jazz
© DR

Tous les mois la rédaction de Maze célèbre un classique du cinéma. Après Série Noire d’Alain Corneau, retournons dans le cinéma américain avec le magistral film somme de Bob Fosse, All That Jazz, palme d’or ex-aequo en 1980 .

« It’s Show Time Folks ! ». Sorti en 1980, All That Jazz (Que le spectacle commence en français) du chorégraphe et réalisateur Bob Fosse appartient à ces films « somme » à l’instar de 8/2 de Fellini, qui interrogent la création et la vie de son auteur comme miroir testamentaire, récréant pour l’occasion un double de cinéma. Et si la comparaison avec le chef-d’oeuvre du maestro italien peut se faire, c’est d’ailleurs en adaptant un autre de ses films que Fosse passe pour la première fois derrière une caméra.

Chorégraphe à Broadway depuis la deuxième moitié des années 1950, il crée sur scène en 1966 la comédie musicale, Sweet Charity basée sur le scénario des Nuits de Cabiria. Une création qu’il adaptera au cinéma trois ans après, avec Shirley McLaine dans le rôle principal. Bob Fosse enchaîne ensuite les comédies musicales et films cultissimes : le multi-oscarisé Cabaret avec Liza Minelli au cinéma en 1972, Lenny avec Dustin Hoffman consacré au père du stand-up Lenny Bruce, puis Chicago sur scène en 1975 – dont le titre d’ouverture « All That Jazz » composé par John Kander avec des paroles de Fred Ebb donne son nom au film qui va nous intéresser.

Bob Fosse ou Joe Gideon

Un. Deux. Trois. Comme trois coups de bâtons au théâtre, trois râles de toux en hors champ inaugure le film avant les notes du premier mouvement du concerto « Alla Rustica » de Vivaldi (concerto grosso in G Minor RV578) lancée sur cassette audio. Les plans s’enchaînent dans un montage rapide, Dexedrine (médicament stimulant), miroir, douche, cigarette, pupilles. Gideon (Roy Scheider) s’élance tel un funambule clamant ces mots « Marcher sur un fil : c’est la vie. Le reste n’est qu’attente ». Une voix féminine que l’on découvre être une apparition en voilages blanc assise dans une loge désordonnée, lui répond « C’est vraiment théâtral Joey ! ». Un dialogue conclut par une chute dans le filet avant de retrouver le Joey en question face au miroir de sa salle de bains, sourire ironique forcé et cigarette au bec nous adressant ce message : « It’s show time folks ! » : « Que le spectacle commence ! ».

Alors à cette première séquence leitmotiv du long-métrage, se succède un splendide « opening » d’audition de danseurs sur la chanson « On Broadway » de George Benson, presque filmé comme un documentaire. Le spectacle a commencé et en six minutes, le chorégraphe-cinéaste dresse le portrait de son personnage autobiographique : Gideon est un célèbre chorégraphe : talentueux, charismatique, dom juan, menteur, mégalomane, hyperactif, perfectionniste, obsessionnel… Addict au travail, au sexe, à l’alcool et aux amphétamines, il n’est ni un très bon père, ni un très bon ex mari, ni un très bon compagnon.

Rien de très attirant. Et pourtant… le double de Bob Fosse – incarné par Roy Scheider – vampirise l’écran et nous fascine pendant deux heures. Cet anti-héros magnifique, odieux, auquel jamais on ne s’attache, nous entraine dans une mise en scène de sa mort. Préparant son ultime spectacle, tentant de terminer le montage d’un film, le personnage et par conséquent son entourage se retrouvent transportés dans une valse entre vie et mort, fantasmes et réalité, souvenirs et visions. Fosse construit son récit dans une exaltation perpétuelle ponctuée par les numéros musicaux ne laissant aucune respiration ni aux protagonistes, ni aux spectateurs. 

« Vous croyez que Kubrick a eu des déprimes ? »

Roy Scheider, All That Jazz, Bob Fosse

L’excès virtuose

© D.R.

Sur ce fil de sa vie, Gideon est victime d’un infarctus, comme Fosse sur le tournage de Lenny qui par ailleurs mourra sept ans plus tard d’épuisement au travail. Alors dans un dernier geste artistique virtuose et baroque, il scénarise sa propre fin, qui ne sera pas son dernier film pour autant. Il réalisera Star 80 en 1983. Mais de son lit d’hôpital, Gideon dialogue avec le doux visage de la mort, Jessica Lange, ange exterminateur en robe et voiles blancs. Dans cet espace mental à l’allure de loge de spectacles, elle le confronte et se joue de son cynisme et ses excès. Figure séduisante, elle invoque le super 8 de ses souvenirs l’appelant à elle. Des images devenant des chorégraphies, où le cinéaste joue avec les espaces temps jusqu’au dédoublement de son alter ego.

«  Ta plus grande peur c’est d’être conventionnel.  » 

Jessica Lange à Roy Scheider, All That Jazz, Bob Fosse

All That Jazz interroge sans cesse la création de l’artiste démiurge. Gideon doute, parvient difficilement à créer mais veut toujours provoquer comme dans ce sublime numéro érotique présenté aux producteurs de son spectacle. « Bienvenue à bord d’Air-Rotica ». Les danseurs presque nus laissent parler leurs désirs dans une chorégraphie sensuelle et plutôt queer, embrumée par la fumée et la pénombre. Quelques moments de tendresse viennent ponctuer le métrage comme de légères respirations : un duo de danse avec sa fille en studio, un face à face avec son ex épouse et danseuse jouée par Leland Palmer ou un numéro surprise de sa compagne et sa fille hommage au music-hall lui arrachant sans doute son seul sourire sincère du film.

Film de tous les excès de mise en scène, All That Jazz assume ce côté kitsch et grandiloquent. Pour mettre en valeur ces somptueuses chorégraphies, Bob Fosse s’est entouré du directeur de la photographie italien Giuseppe Rotunno, collaborateur de Fellini et Visconti sur d’autres oeuvres cultes comme  Rocco et ses frères, Le Guépard, Le Satyricon ou La Cité des femmes. Tandis que pour la musique originale, il fait appel à son binôme Ralph Burns pour renouveler la comédie musicale qui, malgré la présence d’humour, est finalement une tragédie musicale.

Ici, les numéros sont théâtralisés intrinsèquement dans le récit, la musique est exclusivement diégétique. Fosse oppose l’artificialité de son montage saccadé à la frontalité des mises en scène habituelles des comédies musicales. Chaque chorégraphie part du corps des danseurs et nous offre un spectacle organique où la sueur coule sur les peaux auxquelles se colle la caméra. La danse, ici, est le dernier moyen d’expression des corps condamnés à mourir, le témoin des pulsions de vie et de mort.

Jusqu’à la palme d’or

Oscar logique des meilleurs décors, costumes, du meilleur montage, et adaptation musicale, All That Jazz est en compétition à Cannes en 1980.  La légende raconte qu’à la suite d’une erreur orthographique, Kirk Douglas fut président du jury de cette édition à la place de Douglas Sirk, initialement souhaité. Il fut ainsi un président tyrannique qui imposa Bob Fosse à l’ensemble du jury qui lui préféra  Kagemusha, l’Ombre du guerrier de Kurosawa. Finalement, un consensus fut adopté en accordant aux deux films une palme d’or ex-aequo. Des multi-récompenses qui finirent de sacraliser l’oeuvre unique et prémonitoire de Bob Fosse au rang de film culte. Parce qu’on oubliera jamais cette performance de Roy Scheider, le visage de Jessica Lange, les chorégraphies de Leland Palmer et Ann Reinking, le montage virvolté, la noirceur du propos, le spectacle permanent et les « It’s show time folks ! » prononcé face au miroir. Parce qu’ All That Jazz est un exercice de style virtuose démontrant toute la puissance du cinéma et son effet sur le spectateur.

« Bye bye life. Bye Bye happiness. I’m think I’m gonna died »

« Bye Bye Love », Finale, All That Jazz, Bob Fosse
D.R.
J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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