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Encre fraîche #14 – Anne-Fleur Multon : « Montrer le désir lesbien est une démarche politique »

Anne-Fleur Multon
Portrait de l'autrice Anne-Fleur Multon ©Hannah Assouline

Encre fraîche est un format made in Maze qui tire le portrait d’une autrice ou d’un auteur francophone de moins de 30 ans. Pour l’occasion, nous avons rencontré Anne-Fleur Multon, autrice du roman Les Nuits bleues, aux éditions de l’Observatoire. 

Anne-Fleur Multon a d’abord été autrice de romans féministes pour la jeunesse. Elle a notamment publié une saga, Allô Sorcières (2017-2018), qui raconte l’amitié entre quatre jeunes filles de quatorze ans dont la rencontre a lieu sur un forum internet et C’est pas ma faute co-écrit avec Samantha Bailly (2020).

Les Nuits bleues d’Anne-Fleur Multon évoque un amour lesbien qui se dit et qui se vit avec soif de se découvrir. La narratrice rencontre une certaine Sara dont elle tombe amoureuse. D’abord séparées dans un Paris confiné, elles pourront finalement se retrouver. L’autrice dessine alors les contours d’un désir libre, d’une sexualité qui se cherche dans l’amour et d’une relation qui se bâtit sur les histoires que l’on s’invente et sur le quotidien que l’on partage.

Dans Les Nuits bleues, tu racontes l’éclosion d’une histoire d’amour entre la narratrice et Sara. Pour commencer, je voudrais te poser la question suivante : Pourquoi avoir voulu faire de l’amour le thème central de ton histoire  ? 

Je me suis toujours intéressée aux genres littéraires que l’on met sur le côté. Je voulais écrire une romance depuis très longtemps. Jusqu’à présent, j’étais autrice jeunesse et je m’étais intéressée à la chick lit («  la littérature de poulettes  ») destinée aux jeunes filles et qui entretient l’idée de rivalité et de jalousie entre les filles. Donner de la merde à lire aux filles, c’est déconsidérer ce qu’on leur propose et reconduire certains schémas. Je voulais donc redonner à la chick lit ses lettres de noblesse. 

J’ai voulu faire de même avec le genre de la romance. Je trouve que l’amour est très subversif. C’est un pari d’aimer quand on est une femme dans une société patriarcale. J’ai écrit une autofiction inspirée de mon histoire d’amour avec Sara. C’était une forme d’appropriation politique, en tant que lesbienne, que de raconter notre histoire. 

S’agissait-il d’utiliser la romance tout en subvertissant ses codes ? 

Effectivement, quand on raconte une histoire d’amour, on a tendance à se focaliser sur ce qui va mal. J’ai récemment découvert Ursula K. Le Guin. Elle théorise deux types de fictions  :  les «  fictions guerrières  » et les «  fictions paniers  ». Les «  fictions guerrières  » sont des fictions de conflit qui axent l’intrigue sur la bataille. Quand on pense une histoire d’amour, on pense au moment où quelque chose va mal tourner. 

Quel type de récit peut-on alors créer si l’on ôte les obstacles ? Je voulais raconter une histoire de femmes où il n’est pas question de se déchirer. J’ai donc écrit une «  fiction panier  »  : récolter des faits, regarder et raconter ce qu’il y a dans notre panier. Finalement, il y a encore plein de moments clefs à raconter sur l’amour une fois que l’on a enlevé la dispute comme des moments drôles ou gênants.

Au début du roman, la narratrice et Sara sont séparées physiquement à cause du confinement. Alors que son désir grandit, la narratrice est donc confrontée à l’absence de celle qu’elle aime. Cela me rappelle les mots de Roland Barthes qui dit  : «  L’absence de l’autre me tient la tête sous l’eau  ». La littérature est-elle, pour toi, un moyen privilégié de donner à voir cette absence de l’être aimé ? 

Je pense effectivement que la littérature est le lieu d’expression de l’imagination. Elle permet de parler de l’absence, de l’attente, de ce que l’on ne voit pas. Il y a quelque chose de l’adolescence dans le fait de s’écrire sans se voir, dans le fait de s’aimer sans s’être aimé physiquement. On s’écrit des choses tendres avant même de s’être touchées.  

C’est toute l’histoire des romans épistolaires. Les lettres échangées entre John Keats et Fanny Brawne sont des figures qui ont inspiré ce roman. Lui était parti en Italie, avait une grave maladie et allait mourir et elle était en Angleterre. Plusieurs chapitres sont des citations du poète John Keats comme «  La Belle Dame sans Merci  ».

Tu utilises les émojis, les notifications et les conversations par SMS dans le livre. Quel plaisir y a-t-il eu à retranscrire ce type de correspondance 2.0  ?

C’est un plaisir infini de transcrire ces écritures dont on est familiers mais dont on doute qu’elles relèvent de la littérature. Souvent, quand je parle avec des adolescents pendant des rencontres scolaires, je leur demande  : est-ce qu’il vous arrive d’écrire  ? La plupart disent qu’ils n’écrivent jamais pourtant ils passent leur vie à écrire  : écrire des messages, écrire des bio Instagram … C’est déjà une histoire, une écriture de soi. 

Les scènes d’amour à distance ont été délicieuses à écrire. Une déclaration d’amour peut être un simple émoji qui rougit écrit en toutes lettres. L’expérience de l’attente peut aussi être traduite par les trois petits points qui indiquent que l’autre est en train de nous écrire. Au fond, c’est la même attente que celle d’une amante pressée de recevoir une lettre d’un soldat au front au 20ème siècle. 

Le désir, la sexualité et les mots pour le dire ont aussi une place clef dans ton récit. Quand les deux amantes se retrouvent, vivre leur sexualité apparaît comme un véritable approfondissement de leur liberté. Quelle place accordes-tu à la jouissance dans l’émancipation féministe ?

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’avoir des relations sexuelles ou de jouir dans un couple pour être heureux. Pour mes personnages, l’amour physique est une composante comme le fait de partager des toilettes ou des repas. Néanmoins, en tant qu’autrice et lesbienne, il est de ma responsabilité de parler explicitement du désir féminin et de raconter à quoi peut ressembler deux femmes qui s’aiment et font l’amour. Montrer le désir lesbien est une démarche politique pas seulement féministe mais aussi LGBT. Je voulais dire, voilà nos sexualités, vous n’arrêtez pas de fantasmer dessus, pourtant c’est ça et vous n’avez rien compris.

Dans le roman, Sara explique comment jouir et éjaculer. Je voulais parler des glandes de Skene. Ces glandes se remplissent et se vident quand une personne qui a un vagin a une éjaculation. Il y a tellement de mots tabous qu’on ne prononce pas, qu’on en vient à ignorer des zones entières de désir qui restent à explorer. On connaît le nom de toutes les villes du monde mais le corps est encore un territoire inexploré.

Un blurb de Pauline Delabroy-Allard, qui a publié Ça raconte Sarah, accompagne le livre. Elle a aussi écrit une histoire d’amour avec une Sarah à ce détail près que la tienne ne porte pas de «  h  ». Y a-t-il des scènes d’amour lesbien qui t’ont particulièrement influencée en littérature ? 

Je m’inscris complètement dans cette tradition d’écrire l’amour entre femmes. Mais, j’avais aussi envie de m’éloigner d’une tradition d’écriture avec des lesbiennes où les histoires se terminent toujours dramatiquement. Je voulais écrire quelque chose d’heureux car je crois qu’il est aujourd’hui possible de vivre ce genre d’histoire. 

Après, bien sûr, je suis infiniment redevable à la littérature lesbienne que ce soit le roman de Pauline Delabroy-Allard ou les textes de Natalie Clifford Barney. Cette dernière était ouvertement lesbienne, avait créé un salon littéraire au 20ème siècle et sortait avec plein de nanas célèbres comme Colette. Sa poésie lyrique est aussi forte et belle que n’importe quel poète de la même époque mais elle a été oubliée. 

Sara est architecte d’intérieur, elle dessine des maisons à habiter  ; de même que les deux protagonistes rêvent d’un lieu à elles où elles pourraient vivre. Pourquoi avoir choisi d’accorder une telle importance aux lieux ? Quel imaginaire charrient-ils ?

Je voulais écrire une histoire sans obstacle. Pourtant, la plupart des textes LGBT que je lisais viraient au drame à cause de l’omniprésence du regard extérieur. Le confinement a été l’occasion d’écrire une histoire soustraite aux regards des autres. Les protagonistes investissent la maison de leur désir mais vite, elles se cognent aux portes, elles sortent et sont rattrapées par le monde. 

Quand elles rentrent, une nouvelle histoire s’ouvre. Elles créent un univers imaginaire où elles retirent du réconfort et inventent leur maison. Dans cette maison, toutes les fenêtres sont ouvertes sur la mer, on peut vivre des aventures, on est à l’extérieur et on a un petit. C’est un défi que de réussir à habiter le monde quand on est victime de lesbophobie, qu’on nous empêche de vivre notre vie, de nous aimer, de faire un enfant. La maison représente ce rêve de réussir à faire de ce refuge une ouverture sur le monde et de faire du monde un foyer.

En ouvrant le livre, j’ai été happée par sa mise en page. Il ressemble à un carnet de notes que l’on feuillette. Il y a des espaces blancs, de fréquents retours à la ligne et des fragments entiers en majuscules qui donnent du souffle à ton écriture. Comment as-tu pensé la mise en page du livre  ? 

Assez naturellement. Je voulais offrir ce texte en cadeau à Sara. J’ai fait des petites capsules comme on fabrique des souvenirs. Aussi, l’écriture du désir a quelque chose d’instinctif. En retournant à la ligne ou en coupant une phrase sans la finir, on peut donner cette sensation d’excitation, de vertige et d’halètement. Je cherchais un rapport sensoriel et incarné à l’écriture pour traduire cette expérience. 

Tes héroïnes écoutent la chanteuse Alizée au cours du récit. Quels sont les morceaux qui ont accompagné l’écriture de ton livre  ? 

La chanson qu’elles écoutent d’Alizée est évidemment «  Moi… Lolita  »  ! Sinon, la bande son du roman ce serait Etienne Daho, les chansons des années 2000, Portishead qui n’est pas cité mais qui reflète bien l’ambiance du livre et Patti Smith aussi pour le côté un peu rock. 

Ton livre a pour titre Les Nuits bleues. A quoi la couleur bleue renvoie-t-elle dans ta palette émotionnelle  ?

Au début, le livre devait s’appeler Derrière la fenêtre, puis mon éditrice a choisi, parmi une liste que je lui ai proposée, Les Nuits bleues qui est le nom d’un des chapitres. Mais dès le départ, le texte était de couleur bleue. Le bleu c’est la marée, les vagues, l’amour, le désir. Ce n’est pas un bleu de tristesse mais le bleu profond de l’océan. Aussi la couverture, photographie de Sara Guédès [sa compagne], est de matière bleue et a été prise sur la plage de Kermor où se déroule la dernière scène du livre.

Dans ta tribune «  De la légitimité de la littérature de jeunesse  », tu dénonces la distinction faite entre une «  para-littérature  », considérée comme de la sous-littérature et une «  vraie littérature  », reconnue des institutions. Que penses-tu de la persistance de cette distinction dans le champ littéraire  ? 

Il y a encore un désintérêt pour la littérature jeunesse, considérée comme commerciale, non digne d’être lue en ce qu’elle échappe aux codes habituels de la littérature générale. En dehors de J. K. Rowling, je suis certaine que beaucoup d’éditeurs de littérature contemporaine seraient incapables de citer un auteur de littérature jeunesse. Certains genres littéraires continuent d’être perçus comme une activité de divertissement non intellectuelle. C’est une conception de la lecture qui la réserve à une certaine élite. Pourtant, je pense qu’il est possible de faire plusieurs choses à la fois  : se divertir, lire et ouvrir ses horizons. 

Enfin, et ce sera ma dernière question  : que vas-tu faire après la parution de ce roman  ?

Je sors en mai prochain le troisième tome de ma saga Allô Sorcières qui s’appellera Un peu plus près des étoiles. Je travaille aussi avec une nouvelle maison d’édition jeunesse qui s’appelle On ne compte pas pour du beurre, dirigée par deux lesbiennes, qui veulent faire des récits avec des personnages LGBT qui vivent d’autres histoires que le seul fait d’être LGBT. Enfin, je prépare un livre avec l’illustratrice Diglee, 100 biographies de petites ados qui font des trucs, qui paraîtra aux éditions Michel Lafon.

Les nuits bleues d’Anne-Fleur Multon, éditions de l’Observatoire, sortie le 5/01/22, 18 euros.

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