Que signifie aujourd’hui être libre ? Suis-je toujours bien sûr d’être libre quand je me sens libre ? Maggie Nelson interroge la polysémie de la notion de liberté, devenu mot d’ordre de toutes les sphères de nos vies.
Poétesse, théoricienne, autrice d’autofiction, Maggie Nelson a d’abord connu un franc succès avec son essai Les Argonautes (2018). Elle aborde, dans De la liberté, nos façons de penser la liberté, parfois contradictoires, dans quatre champs essentiels de nos vies : l’art, la sexualité, la drogue et le changement climatique.
Liberté à tout prix ?
Si le mot de liberté est dans toutes les bouches et de toutes les revendications, comment, dès lors, différencier ce que ces libertés nous promettent ? Polysémique, la liberté désigne différentes expériences. Une même chose peut apparaître comme une pratique de liberté pour certains et comme un geste coercitif pour d’autres. La liberté de faire tout ce je désire n’est ainsi pas la même que la liberté comme pratique d’émancipation collective. La difficulté tient au fait que « la domination peut se faire passer pour une libération ».
Aussi, Michel Foucault distingue « libération » et « pratiques de libertés ». Il y a d’un côté la croyance en une vie exempte de tout rapport de pouvoir (ce qu’il ne conçoit pas) et d’un autre côté une liberté pratique passant par des actes et des paroles qui s’inscrivent à l’intérieur des rapports de pouvoir. Maggie Nelson reprend à son compte cette distinction. Ainsi, toute la singularité de sa pensée tient au fait de s’essayer à concevoir une liberté complexe. Une liberté qui se pratique au présent. Une liberté qui dépend des contextes dans lesquels on vit et des réactions de chacun.
La liberté : une notion paradoxale
Pour pointer ces désirs contradictoires, qui peuvent se loger en nous ou ces paradoxes théoriques qui habitent notre monde, l’autrice évoque les « nœuds ». Écrire, c’est donc chercher à démêler un tant soit peu ces oppositions. Pour cela, elle traverse les territoires de l’art, de la sexualité, de la drogue et du climat.
Dans le chapitre sur le sexe, elle évoque les différents moments des années SIDA, les pratiques queers, la libération #Metoo, les débats sur le consentement. Elle souligne le fait qu’une sexualité libérée de tout rapport de pouvoir n’existe pas. Il existe du trouble dans le désir. On peut par exemple vouloir être maître.sse de ses désirs et en même temps rechercher dans l’expérience sexuelle un abandon de soi.
Quel est le lien entre « se sentir bien » et « se sentir libre » ? (…) Comment sommes-nous censés discerner (…) quelles manières de « se sentir libre » ou de « se sentir bien » relèvent de la mauvaise foi (…) et lesquelles sont productives et transformatrices ?
De la liberté, Maggie Nelson
De même, la consommation de drogue apparaît comme une expérience qui peut procurer une sensation inouïe de liberté (rapportée d’ailleurs par nombre d’écrivains). Cependant, elle peut aussi devenir une addiction destructrice. Se confiant sur l’arrêt de sa consommation d’alcool, elle décrit que l’ivresse peut être, selon les moments et les personnes, vécue comme une évasion hors des normes ou comme une dépendance contraignante. De ce fait, la liberté peut, selon les cas, être la recherche d’une désinhibition ou au contraire une volonté de maîtrise.
Concernant le champ artistique, elle constate que l’art moderne appelait à une esthétique du choc qui réveillerait les consciences en les bousculant. Alors que l’art actuel relèverait davantage d’une esthétique du soin qui chercherait à panser les blessures. Cependant, la frontière entre soin et contrainte n’est jamais clairement définie. Il est donc nécessaire, selon elle, de se méfier d’une certaine conception éthique. Notamment si elle reconduit une opposition entre éthique et transgression. L’art ne doit pas perdre de vue qu’il n’est pas une pratique utilitaire.
Le risque d’une certaine revendication éthique est qu’elle soit inscrite dans le marbre par des encadrements législatifs. Ils rabattraient alors la liberté sur un modèle unique, bon et moral. Pourtant, juger qu’une forme de vie, d’art ou de sexualité est bonne pour nous et pour nous tous risque de reproduire une exclusion de pratiques jugées perverses ou déviantes. Cela nous convoque donc à penser ces enjeux avec nuance et contextualisation.
Penser : partir de soi, rejoindre les autres
Usant fréquemment de la citation, Maggie Nelson travaille en confrontant des points de vue différents voir opposés. Elle œuvre avec la contradiction pour contrer les polarités binaires : « pour » ou « contre ». Penser c’est aussi se laisser contaminer par des lectures avec lesquelles on n’est pas forcément en accord. C’est créer un dialogue entre différentes conceptions de la liberté. Pour cela, l’autrice convoque une myriade de penseurs et de penseuses : Donna J. Haraway, David Graeber, Sara Ahmed, Paul B. Preciado, Dorothy Allison, Bruno Latour, Arthur Rimbaud mais aussi des artistes comme Tala Madani et sa série de Shits Moms. Une offre idéale pour poursuivre le voyage dans cette constellation littéraire.
Le plaisir qu’il y a aussi à la lire vient du fait que Maggie Nelson travaille toujours à faire de la réflexion le lieu du doute et de la remise en question. Son écriture réfléchit en même temps qu’on la lit, refusant une position univoque et dogmatique. Elle n’hésite d’ailleurs pas à faire part du fait qu’elle peut être partagée théoriquement. Elle montre que penser demande de la nuance et du temps. Notamment, en n’oubliant pas que vivre est toujours une expérience singulière et unique : « vivre les choses dans sa chair se conforme rarement à l’idée qu’on s’en fait ».
Elle soutient l’hétérogénéité et encourage l’incertitude épistémologique. Elle ne s’offusque pas de son irrésolution ni de son désordre. Elle prend son temps, et court ainsi le risque de paraître « faible » dans un environnement qui privilégie les gros bras et le consensus – sans parler du fait que dans un tel environnement, « la nuance », « l’indétermination », « l’incertitude » et « l’empathie » sont des concepts souvent tournés en ridicule.
De la liberté, Maggie Nelson
La singularité de son écriture tient donc au fait qu’elle ne prétend pas faire une théorie objective. Elle lie toujours la théorie à ses expériences personnelles et biographiques. Ainsi, certaines des difficultés et questions qu’elle se pose sur la transmission dans son travail d’enseignante sont rapportées. Quand elle aborde la question climatique, elle ne cache pas non plus l’anxiété et l’angoisse qui la guettent, à s’imaginer et à réaliser la situation dans laquelle se trouve notre planète.
Pas de mode d’emploi pour la liberté
Finalement, Maggie Nelson ne donne aucun mode d’emploi pour atteindre la liberté. Là n’est pas son objectif. Elle circonscrit plutôt plusieurs façons de pratiquer notre liberté. Elle préfère décrire des expérience plurielles et diverses de vivre des moments de liberté.
Pour cela, elle en appelle à un optimisme de la pensée qui trouve la liberté dans la joie. Ne pas fuir les problèmes actuels et les contradictions criantes mais s’y confronter. C’est dans l’engagement qu’elle semble trouver sa façon de vivre une certaine liberté, qui n’exclut ni la contrainte ni la douleur, mais qui cherche à penser collectivement des pratiques de liberté qui ne soient pas dictées par une unique façon de procéder.
Ce à quoi l’autrice nous appelle est de ne pas croire que la liberté se trouve dans la réalisation personnelle du bien être mais plutôt dans une expérimentation d’une étrangeté à soi. Soyez déstabilisé.e ! Soyez surpris.e ! Mais là encore, méfions-nous que cela ne redevienne pas une injonction.