« Psychodémie » est une exposition d’Antoine d’Agata au CCR Mucem à Marseille. L’occasion de donner à voir les logiques d’une époque en crise : entre urgence, état d’exception, privation de libertés, corps contaminés et vies abîmées. Psychodémie est, quant à lui, un terme dont la définition reste à imaginer.
Le CCR (Centre de Conservations et de Ressources) du Mucem est un lieu d’archives et de conservation muséales. Durant le premier confinement, le centre lance une collecte « Vivre au temps du confinement » qui rassemble objets intimes et témoignages de ce moment suspendu. Dans le même temps, Antoine d’Agata, photographe, commence une série de photographies pour agir face à ce qui lui apparaît, dès le premier jour, comme un moment exceptionnel et historique qu’il doit documenter. L’exposition à Marseille est un dialogue entre ces objets et ces photographies pour témoigner d’une détresse sanitaire, sociale et politique. Elle est visible jusqu’au 25 mars 2022.
Photographier est un geste
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Files d’attente devant des centres de vaccination à Madrid, juillet 2021 © Antoine d’Agata
Antoine d’Agata est venu sur le tard à la photographie, après avoir vécu dans la rue et erré dans le monde de la nuit et de la défonce. La photographie arrive dans sa vie comme une manière de rester vivant. Photographier, c’est vivre intensément. Comme la drogue, ce sont des stratégies pour aller plus loin et pour vivre au plus près de ce qu’est l’existence. C’est pourquoi il tente de rendre compte des modes de vies marginaux et invisibilisés. Il cherche à explorer notre condition humaine en flirtant avec les limites du corps : la fatigue, la douleur, la drogue, le sexe comme la maladie.
La photographie est, pour lui, un médium qui se différencie de tous les autres, en ce qu’elle oblige l’artiste à être présent à la situation qu’il capture. Il ne peut pas simplement être un témoin distancié. Il est toujours pris et donc engagé dans le contexte qu’il photographie. Pour cela, Antoine d’Agata explique avoir besoin de perdre le contrôle en vue d’atteindre un état qui lui permette de capter la vie en excès. Il doit être traversé par deux affects, le désir et la peur, pour qu’une bonne prise de vue ait lieu.
Confronter l’intime et l’anonyme
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Examen par microscopie électronique montrant la progression du virus dans des cellules infectées à l’IHU de Marseille. Avril 2020, Institut Hospitalier Universitaire, Marseille. © Antoine d’Agata
L’exposition « Psychodémie » à Marseille est une mise en regard des images d’Antoine d’Agata (13 000 thermo-photographies, une centaine de photographies prise à l’appareil traditionnel ainsi que des images au microscope du virus). Y sont exposés aussi des éléments de la collecte « Vivre au temps du confinement ». Ils témoignent des vies confinées, de leurs rituels intimes et de leurs quotidiens modifiés.
« Vivre au temps du confinement » recense des images, des centaines de témoignages ainsi que des objets bricolés pendant la pandémie. L’exposition présente un masque de fortune que chacun tentait de se fabriquer faisant face à la pénurie de masques chirurgicaux. On y retrouve aussi une lance à trois lames appelée Résilience ainsi qu’un épouvantail construit par des lycéennes et radiographié par Antoine d’Agata. Présenté de cette manière, l’épouvantail prend l’apparence d’un corps avec un squelette de bois et des organes brillants par endroit. Les limites entre corps physiologiques et objets matériels se trouvent alors brouillées.
Le travail photographique d’Antoine d’Agata commence au moment même où plusieurs milliards de personnes s’enferment chez elles. Lui ressent l’urgence d’être et de vivre au milieu de la situation pandémique. Il résiste en errant d’abord clandestinement dans les rues pour capter ceux qui restent dans ces endroits désertés (sans-abris, drogués, prostitués). Puis, il entre dans les hôpitaux et photographie les corps en souffrance et les soins qui leur sont administrés.
L’exposition est présentée comme une « tragédie en cinq actes » chapitrée ainsi : ordonnances, contagions, traitements, seuils, processions. Bien qu’utilisés tant dans le champ médical que politique ou muséal, ces termes ne renvoient pas aux mêmes réalités dans ces différents domaines. Les ordonnances médicales prescrivent des médicaments pour aider à lutter contre la maladie. Les ordonnances et les décrets politiques limitent les libertés individuelles en assignant à résidence pour restreindre la propagation du virus. Le traitement est une pratique de soin. Cependant, il renvoie aussi bien aux restaurations d’œuvres d’art qu’aux mauvais traitements que subit une partie du corps social.
Capter la chaleur des êtres
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Cette série de photographie est entièrement réalisée avec une caméra thermique qu’il détourne de son usage habituellement médical ou militaire. Cette technique possède la particularité de capturer la chaleur et non la lumière. « J’ai traqué la chaleur emmagasinée par les corps, dans la rue d’abord, puis très vite dans les unités de soins continus et de réanimation » explique-t-il dans son livre Virus publié au Studio Vortex (2020). La chaleur est capturée dans des tonalités de jaune, d’orange, de rouge et de noir. La vie évoluant dans un spectre de couleurs chaudes, laissant les corps morts dans des tonalités sombres. Un corps mort n’émet plus ni chaleur ni couleur.
Cette technique de thermo-photographie permet ainsi de montrer ce qui habituellement ne se voit pas. Elle capture les êtres de l’intérieur. Elle ouvre à une dimension intangible (alors que plus personne ne devait se toucher) et invisible (puisqu’Antoine d’Agata pénètre dans des lieux qui sont interdits et fermés au public). Certains instantanés évoquent les peintures du quattrocento italien où la lumière, inexplicablement, provient des corps eux-mêmes, luminescents.
Ces images parlent de la contamination par le virus et des rituels de soin. Elles dévoilent des rues entièrement vides, des corps repliés ou alités, des monitorings allumés. Mais aussi des êtres intubés, cloués au sol ou encore égarés dans ces villes fantômes. On assiste à une étrange cérémonie de magie noire où quelque chose de la vie se transmet dans le soin et où quelque chose échoue dans la mort. Le contour des êtres est évanescent et poreux. Les gestes des soignants deviennent des pratiques incantatoires. Certains entrent en transe, d’autres en lévitation, d’autres encore sont pris de contorsions terribles.
Ces photographies du premier confinement (du 17 mars au 11 mai 2020) ont déjà, pour certaines d’entre elles, été montrées sur plateforme numérique 3e Scène de l’Opéra national de Paris dans La Vie Nue. Sur une bande-son, mêlant bruit de respirateur et musique s’accélérant tels des battements de cœur affolés, défilent les images dans un montage rythmé et désynchronisé. En préambule de ce court-métrage, Antoine d’Agata cite cette magnifique phrase du peintre Paul Cézanne : « Nous ne sommes qu’un peu de chaleur solaire emmagasinée, organisée, un souvenir de Soleil. Un peu de phosphore qui brûle dans les méninges du monde. »
Vivre une vie nue
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Mars 2020, gare du Nord, Paris. Appareil thermique numérique. Personne sans abri dans la rue © Antoine d’Agata.
Antoine d’Agata reprend le concept de « vie nue » du philosophe italien Giorgio Agamben. La vie nue qualifie cet état de la vie réduit à son plus simple aspect. Il photographie des corps qui ne se résument plus qu’à leur état physiologiques (des corps malades, contaminés par le virus, luttant contre la mort) et leur état social et économique (des êtres relégués du champ politique). Une vie nue est une vie entièrement exposée à la violence et à la mort sans aucune protection. Elle est la figure en miroir inversé du souverain. Ce dernier peut poser un état d’exception (en dehors de la loi) pour imposer sa toute-puissance. Cette violence est donc aussi bien une violence épidémique, qui ravage des vies dans les hôpitaux, qu’une violence politique qui met certains êtres au ban de la société.
Notre période actuelle instaure un climat de méfiance vis-à-vis des autres êtres humains. De ce fait, la peur de la contagion fait naître tout un vocabulaire neuf (distanciation sociale, gestes barrières, cluster). Elle institue insidieusement de nouvelles injonctions dans l’organisation sociale. Antoine d’Agata, en réalisant cette série de photographies, cherche à rendre compte conjointement de la nécessité qu’il y a à agir et de notre impuissance face à la maladie et à la mort. Il en appelle donc à fuir le confort moderne. Celui-ci fonctionne comme des œillères face au fonctionnement aberrant de notre société. Il propose comme alternative un art subversif et amoral. Pour ne pas oublier, il photographie et recueille les expériences de ces oubliés anonymes comme aucun autre artiste n’a su témoigner de cette période.
Le commissariat de l’exposition est assuré par Aude Fanlo.
Exposition « Psychodémie », Antoine d’Agata, Mucem, Centre de conservation et de ressources. 1, rue Clovis Hugues 13003 Marseille. Jusqu’au 25 mars 2022. Contact au 04 84 35 14 23 ou reservationccr@mucem.org. Horaires : Ouvert du lundi au vendredi de 14h à 17h, fermé le week-end.