ART

« Mémoire en filigrane » : exposition à Sérignan

Anne et Patrick Poirier, Dépôt de mémoire et d’oubli, 1989-2021
© Aurélien Mole.

 «  Mémoire en filigrane » est une exposition d’Anne et Patrick Poirier au MRAC Occitanie à Sérignan. Le souvenir et l’oubli, la violence ainsi que la fragilité des êtres et des civilisations sont les thèmes chers à ce couple d’artistes et ce depuis plus de cinquante ans. 

Le MRAC (Musée Régional d’Art Contemporain) de Sérignan est un lieu créé en 1991 dont la façade est habillée par les œuvres pérennes de Daniel Buren, Bruno Peinado et Erró. L’exposition «  Mémoire en filigrane  » d’Anne et Patrick Poirier y est visible jusqu’au 20 mars 2022. Sensibles aux sciences humaines, ils se présentent derrière le masque d’un personnage fictif architecte et archéologue (mention usurpée et écrite sur leur passeport respectif). 

Passionnés du peintre Nicolas Poussin, leur rencontre a lieu devant son tableau Et in Arcadia ego au Louvre. Ils ont tous les deux connu la guerre, ses bombardements et ses ruines qui furent le paysage meurtri de leurs enfances. Ainsi, les thèmes du temps et de l’histoire innervent leur œuvre protéiforme (photographies, installations, dessins, maquettes).

Les lieux dans lesquels ils vivent (Rome, Berlin, Paris, Lourmarin) ou voyagent (pays du Moyen Orient, d’Orient ou d’Amérique) sont le point de départ de leur pratique. Ils infusent leurs travaux et déclenchent imagination et création. Premier choc : leur rencontre avec Rome lors de leur résidence à la Villa Médicis (fin des années 1960). Ils découvrent la ville, les strates temporelles, les sites archéologiques. C’est ainsi qu’ils commencent à travailler en deux temps : la récolte puis la (re)construction. 

Inventorier des lieux

Anne et Patrick Poirier, « La mémoire en filigrane », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. Sans titre, série Villa Médicis, 1969. Empreinte sur papier japon, bois, paille. © Aurélien Mole.

C’est d’abord en errant, lentement et quotidiennement, dans les sites archéologiques qu’ils inventorient les traces, les inscriptions, les fragments architecturaux. Ils réalisent des Carnets de fouilles qui sont autant herbiers que carnets de notes. Ils y font le relevé de leurs impressions, travaillent à mémoriser les lieux, tracent des plans approximatifs et prennent des photographies. 

«  Anne et Patrick investissent ces lieux désertés, collectent objets et souvenirs des habitants anciens, jouant sans le savoir aux archéologues du Présent, du quotidien, du modeste, de l’intime.  »[1]

Ils réalisent aussi des moulages de murs, de colonnes, de visages de statues au papier Japon. Papier extrêmement fragile qui s’humidifie et sèche comme une peau au soleil. Anne et Patrick Poirier sont fascinés par la permanence des yeux quand les oreilles et les nez se dérobent des visages avec le temps. Le travail du moulage fait écho ici à la nouvelle Gradiva de Wilhelm Jensen, référence majeure de leur oeuvre. Gradiva est le nom de la femme qui marche représentée sur un moulage d’un bas-relief antique, dont la démarche obsède Norbert Hanold, professeur d’archéologie. Fasciné, il poursuit son fantasme jusque dans les ruines d’un Pompéi ravagé par l’éruption du Vésuve en rêve comme dans la réalité.  A l’inverse d’un voyage prêt à consommer sur le modèle du tourisme de masse qui se développe dans les années 1970, ils préfèrent la lenteur du temps long qui permet de s’immerger dans l’histoire d’un lieu. Ainsi, ils mettent en scène cette pratique du tourisme avec leur installation Valise (1968) de laquelle débordent, tels des clichés, des prospectus et des cartes postales identiques. 

Construire des ruines

Anne et Patrick Poirier, « La mémoire en filigrane », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. Construction, série Ostia antica, 1972 (détail) © Aurélien Mole

Ensuite, de ces traces et de ces souvenirs, ils reconstruisent ces ruines de mémoire. Ils mettent au jour notamment des constructions de villes en ruines à échelle miniature. Ostia Antica (1972) est une construction en miniature, de soixante-douze mètres carrés, de la ville antique. Des millions de minuscules briques en terre cuite rosée donnent à voir un paysage urbain désolé et détruit. Seuls quelque colonnes, portiques, bases d’emplacements de ce qui devait être des maisons, des forums restent encore debout.  La Voie des Ruines (1976) est une maquette faite de fusain et de bois, longue ligne de quinze mètres de long. Paysage en ruine en partie fictive et en partie inspirée de l’exploration du site de la Domus Area de Néron. Sombre, humide et en sous-terrain. L’œuvre est entièrement noire comme si les restes de ville présentés avaient été calcinés de l’intérieur.

Se souvenir est une nécessité

Anne et Patrick Poirier, « La mémoire en filigrane », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. L’incendie de la Grande Bibliothèque, 1976 © Aurélien Mole

Cette œuvre dialogue avec L’incendie de la Grande Bibliothèque (1976). L’installation met face à face une quarantaine de papiers froissés noirs inscrits de fragments de textes imprimés à la feuille d’or avec, en face, un texte contant l’histoire d’une bibliothèque aux accents borgésien. « La plus grande qui eut jamais existé ». Elle avait pour objectif de recueillir tout le savoir du monde : « Cet édifice était l’orgueil de ce peuple qui avait étendu son influence (sa domination) sur la plupart des terres explorées et dont les navigateurs audacieux ramenaient de leur expédition tout ce qui pouvait venir enrichir les salles innombrables de la bibliothèque, sans aucun égard pour les autres peuples dont ils pillaient le patrimoine ». Mais, elle périt dans un immense incendie ravageant tout et ne laissant plus que des fragments de textes. 

La ruine est un lieu fait de manques et de trous laissant paraître débris et fragments (textes, statues, bâtis). Pour Anne et Patrick Poirier, l’inquiétude n’est pas de reconstituer avec exactitude ce qu’ils ont traversé. Au contraire, ils laissent place à l’imagination pour déplacer les lieux encore ailleurs et pour inviter le.a regardeur.se à déambuler à son tour. La ruine est une métaphore de la mémoire. Freud, dans Malaise dans la civilisation, compare l’inconscient à la ville de Rome capable de sauvegarder les différentes strates des époques qui se sont succédées en un même lieu. Anne et Patrick Poirier usent de la ruine comme d’une métaphore du fonctionnement de l’esprit et de la mémoire. Comme notre cerveau, elles sont des labyrinthes dans lesquels on se perd. Certaines choses ont été détruites, d’autres sont des témoignages de ce qui a été et d’autres encore seront le terreau de constructions futures.

Développer et détruire

Palmyre, 2018. Tapis, laine, soie et fibre de bambou, 430 x 305 cm. Anne et Patrick Poirier, collection des artistes © Peter Cox

Ainsi, cet attrait pour les ruines n’est ni une passion romantique pour le passé, ni une admiration de l’Antique. Elle est plutôt l’intuition d’une image du Temps et de la mémoire. Les temporalités se répondent. Anne et Patrick Poirier ont même imaginé, dans leur projet Exotica, l’histoire d’une ville future en ruine. En l’an 2235 après J.C, cette métropole connaîtrait une phase de développement, de décadence puis de disparition. Ce projet montre que leur attention aux ruines est une analyse des constructions et des destructions qui traversent peuples et époques. 

«  Les maquettes d’architectures en ruine se succéderont (…) avec toujours cette idée directrice, cette intuition de base, celle de la fragilité des êtres et des choses, de la menace qui pèse sur la Culture et sur la Nature par suite de la violence de l’homme et de l’Histoire. »[1]

Leurs œuvres cherchent à rendre compte du chaos et de la violence dont les humains peuvent faire preuve et comment des traditions ainsi que des cultures peuvent disparaître en un clin d’œil. Une série d’œuvres est consacrée au site archéologique de Palmyre en Syrie. Ainsi, plusieurs photographies datant de 1992, rehaussées à la peinture aniline, transposent les sites de Palmyre dans une autre temporalité. De même, Palmyre (2018) présente un tapis de laine dont le motif représente, en vue aérienne, le site après la destruction en 2015 par les soldats de l’État Islamique.

Se raconter des histoires

Anne et Patrick Poirier, « La mémoire en filigrane », vue de l’exposition au Mrac, Sérignan. Grand Hotel Dante, 2020 © Aurélien Mole

Pour comprendre le monde, Anne et Patrick Poirier sont curieux des modes d’explications que les humains adoptent pour tenter de donner sens aux questions existentielles qui les occupent.

Elles prennent la forme de mythologies, de religions, de rêves, de traditions, de sciences. Dépôt de mémoire et d’oubli (1989-2021), dernière œuvre de l’exposition, est une installation qui plonge la pièce dans une lumière bleutée. Les néons, aux noms de constellations, éclairent une immense croix déposée à terre, contenant des visages gréco-romains, reposant sur un sol de plumes blanches. Ce n’est pas là une bondieuserie mêlant plusieurs héritages (gréco-romain et judéo-chrétien). C’est bien plus le lieu d’une enquête sur les modalités de construction et de destruction des traditions et des civilisations.

Grand Hotel Dante – Le Purgatoire (2020) est une salle de dessins très colorés, marouflés, convoquant le monument littéraire qu’est la Divine Comédie de Dante. Dans le purgatoire, les âmes errent dans l’espoir d’accéder au Paradis. Ces dessins figuratifs montrent des yeux scellés par un fil de couture, une femme araignée, des habitats aux formes absurdes, des bribes de phrases comme dans un rêve éveillé. Aussi, se raconter des histoires, rêver à haute voix, c’est peut-être lutter un peu contre la disparition que le temps et les guerres actualisent. La fragilité est au cœur d’un présent toujours en ruine  ; c’est-à-dire habité par ce qui fût et en même temps hanté par ce qui arrive.

Le commissariat de l’exposition est assuré par Laure Martin-Poulet et Clément Nouet.

Exposition « La mémoire en filigrane », Anne et Patrick Poirier, MRAC Occitanie, 146 Av. de la Plage, 34410 Sérignan. Jusqu’au 20 mars 2022. Contact au 04 67 17 88 95 ou museedartcontemporain@laregion.fr. Horaires  : Ouvert mardi, jeudi, vendredi et le week-end de 13h à 18h et mercredi de 10h à 18h (horaires spécifiques pendant les vacances). 

[1] POIRIER Anne et Patrick, «  Fascination des ruines  », dans La Ruine et le geste architectural, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017

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