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Libye : des élections indispensables mais chimériques ?

Manifestation en Libye 2013
Manifestation politiques en Libye, 2013, Flickr

L’échéance fixée au 24 décembre pour les élections présidentielles en Libye ne pourra finalement pas être tenue. Malgré l’espoir du peuple, la perspective d’une organisation correcte des toutes premières élections de l’histoire s’efface. Mercredi 22 décembre, la commission parlementaire a finalement annoncé leur report au 24 janvier 2022.

C’est bien le propre des élections présidentielles que de souligner les conflits et divisions politiques dans un pays. En démocratie du moins. Mais le 24 décembre 2021 devaient se tenir les élections libyennes promettant de froisser un volcan dont l’éruption semble sans fin. L’apparition sur la liste des candidats du nom de Saïf Al-Islam Kadhafi, fils de l’ancien dictateur, faisait déjà resurgir les fantômes d’un passé bien sombre.

Avec ce scrutin présidentiel et législatif, le pays pourrait prendre le chemin de la stabilité et de la démocratie. Mais il s’agit également d’une fenêtre de tir pour des appétits politiques clivants et corruptibles.

Tentative politique post-Kadhafi

Le 27 février 2011, le Printemps libyen bat son plein, opposant les milices rebelles au gouvernement du dictateur Mouammar Kadhafi. Nait alors le Conseil national de transition (CNT). C’est à la demande de ce conseil que la communauté internationale et l’OTAN se joignent aux forces rebelles. À sa tête un ancien membre de la gouvernance Kadhafi : Moustapha Abdel Jalil.

À la mort du dictateur, il débloque des fonds internationaux pour remettre sur pied le pays, et fait de Tripoli la capitale. En juillet 2012 est créé le Congrès général National, chargé de ratifier la Constitution.

Malgré ces efforts, le territoire reste très divisé entre les différentes tribus qui entendent ériger leur propre gouvernement et refusent l’autorité du CNT. En 2014, la nouvelle Constitution n’est toujours pas écrite. Tripoli tombe aux mains des islamistes. Le maréchal Haftar, chef de l’armée nationale, déclare le contrôle du Cyrénaïque, région de l’est qui regorge de pétrole. C’est le début de la deuxième guerre civile libyenne.

Dix ans de chaos à panser

Depuis, le pays n’a jamais été aussi instable. Morcelée entre des intentions d’unité nationale, de gouvernance fédérale et d’indépendance locale, la scène politique libyenne se désagrège et perd toute crédibilité.

Au milieu des multiples factions divergentes émergent deux camps principaux. L’ONU reconnaît le Gouvernement d’union nationale (GNA) présidé par Fayez Al-Sarraj à l’Ouest et basé à Tripoli. Il est soutenu militairement par la Turquie et le Qatar et diplomatiquement par l’ONU et l’Union européenne. Face à lui l’Est, sous l’autorité de Khalifa Haftar, soutenu par l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, la Russie, ainsi que la France, notamment pour la lutte que mène le maréchal contre le terrorisme dans le sud du pays. En effet, voisine par le sud du Niger, du Tchad ou encore du Soudan, la Libye est un des lieux d’implantation de l’Etat Islamique en Afrique.

« On trouve toujours une présence de Daech dans le pays. C’est le cas dans le sud-ouest de la Libye. Cette présence n’est pas très importante en taille. On peut l’estimer à  200 militants actifs. »

Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye, TV5MONDE

D’autres factions rêvent de mettre la main sur la souveraineté du pays mais ne disposent pas de suffisamment de soutien financier et militaire pour s’imposer face aux deux autres. La mosaïque ethnique libyenne est d’abord géographique. Les différentes brigades sont issues de la césure principale entre la Tripolitaine (espace maghrébin), la Cyrénaïque qui appartient au Machrek et les territoires du sud-est, le Fezzan. Là prédominent des populations nomades, notamment les Touaregs et les Toubous. Après la première révolution, chaque tribu défend ses propres intérêts. Un rapport publié en novembre 2013, estime le nombre d’anciens révolutionnaires libyens toujours en armes entre 200.000 et 250.000.

Au-delà de l’instabilité politique, l’économie est au plus mal. La Libye, classée 186e sur les 190 pays du classement «  Doing business  » établi par la Banque mondiale en 2020, attire peu les investisseurs étrangers.

AFP Risk Intelligence, janvier 2021 TV5MONDE

Le grain de sel international : opportuniste ou nécessaire ?

Deux sommets internationaux pour l’organisation d’élections démocratiques en Libye sont à l’origine de cet élan politique. La seconde réunion accueillie par Berlin le 23 juin 2021 tranche pour un scrutin le 24 décembre et le retrait des forces étrangères à compter de cette date.

L’intérêt international pour le pays n’est pas une nouveauté. La Libye demeure une plaque tournante des flux migratoires débarquant en Europe. Séquestration, meurtres, vols, viols, torture, esclavage. Depuis des années, les organisations internationales dénoncent le traitement inhumain des migrants, sans aucune amélioration. Pour améliorer cette gestion, d’après le Conseil européen l’UE a dépensé 408 millions d’euros. 50 500 personnes ont étés secourues par les gardes-côtes libyens depuis 2017.

« Sa famille ne pouvait pas encore verser de l’argent aux trafiquants. Ils l’ont emmenée, et elle a été violée par cinq hommes libyens. Ils l’ont ramenée plus tard dans la nuit. Personne ne s’est opposé. Tout le monde était effrayé. »

Témoignage d’une Érythréenne de 22 ans auprès d’Amnesty International.

La Libye est aussi la première réserve de pétrole en Afrique selon le classement Atlasocio 2018, et la dixième plus importante au monde. L’économie du pays dépend à 70 % du pétrole. La concentration de cette ressource dans les territoires occupés par Khalifa Haftar peut expliquer l’effondrement de la production.

L’or noir attire les intérêts, notamment ceux de la Turquie. En 2019, Ankara fait sont entrée parmi les partenaires économiques de la Libye pour des recherches gazières et pétrolières. En 2020, elle signe un accord sur la délimitation maritime avec le gouvernement de Tripoli qui fait enrager ses voisins. Parmi eux, la Grèce, Chypre, Israël et l’Egypte dénoncent la mainmise d’Ankara sur des eaux riches en énergie et la mise en danger du projet de gazoduc EastMed.

Jusqu’à quand ?

La haute autorité électorale de Libye (HNEC), chargée du déroulé des élections, montrait début décembre des signes de perplexité concernant la régularité des élections. Sur 7 millions d’habitants, seuls 2.4 millions ont pu récupérer leur carte électorale. Des rumeurs de cartes volées avaient d’ores et déjà fait planer un vent aux soupçons de fraude.

Cet essai démocratique est « tellement fragile, incomplet et dysfonctionnel, les institutions de Tripoli sont tellement rongées par le factionnalisme politique, que les dynamiques de violence et de polarisation vont reprendre avant le 24 décembre », analysait le chercheur libyen Jalel Harchaoui.

La seconde démission en deux ans d’un envoyé spécial de l’ONU, Jan Kubis, effective le 10 décembre dernier, n’annonce rien qui vaille. L’absence d’observateurs internationaux met en grand péril la tenue de ces élections dont on ne pourra désormais plus garantir l’impartialité.

Dans la nuit du 15 décembre 2021, des milices ont encerclé le cabinet de Premier ministre après le remplacement du chef militaire de Tripoli. Le vent d’insécurité qui règne sur le pays s’épaissit chaque jour. Le HNEC n’a toujours pas publié la liste finale des candidats. Pour cause, l’illégitimité liée aux poursuite pour crimes contre l’humanité de deux candidats : le fils de l’ancien dictateur, Saïf Al-Islam Kadhafi et le maréchal Haftar.

« Nous suivons avec une profonde inquiétude face aux rapports successifs d’intimidation et de menaces à l’encontre des juges et des fonctionnaires de l’appareil judiciaire, notamment ceux qui traitent les recours liés aux élections »

Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL), le 30 novembre 2021

Maintes alertes d’institutions et de gouvernements étrangers ont été exprimées sur le manque d’organisation et de sécurité démocratique à l’approche du jour J. Deux jours avant la date fatidique du 24 décembre, la HNEC déclare finalement reporter d’un mois le premier scrutin. Le 22 décembre dernier, AL-Hadi al-Sghayer, chef de la commission parlementaire chargée du suivi de l’élection, s’est fait le messager d’une nouvelle désillusion : « Après concertation avec le Parlement, la Haute commission électorale propose le report du premier tour de l’élection au 24 janvier 2022. Le Parlement se chargera d’adopter les mesures nécessaires afin de lever les entraves au processus électoral. »

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