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« Le Passé » : Le théâtre est mort, vive le théâtre

Le Passé
© Simon Gosselin

Présentée au Théâtre de l’Odéon, la dernière création de Julien Gosselin et de la compagnie Si vous pouviez lécher mon coeur s’attaque à une oeuvre du Passé. Pièces et nouvelles de l’auteur russe du début du siècle dernier, Leonid Andreïev s’entremêlent sur scène. Une expérience théâtrale hors normes à voir jusqu’au 19 décembre.

« Chaque fois qu’on voudra vous enfermer dans un code en déclarant : « Ceci est du théâtre, ceci n’est pas du théâtre, » répondez carrément : « Le théâtre n’existe pas, il y a des théâtres, et je cherche le mien. ». écrit Émile Zola dans Le Naturalisme au théâtre (1881). Un conseil aux artistes donné par l’écrivain dans ce texte théorique est toujours actuel 140 ans plus tard. Réponse évidente aux détracteurs éventuels clamant que le théâtre n’est plus quand les comédiens disparaissent des planches pour être enfermés dans un écran. Avec ce nouveau spectacle, Le Passé, créé au Théâtre National de Strasbourg, et présenté au Théâtre de l’Odéon dans le cadre du Festival d’automne, Julien Gosselin et sa compagnie Si vous pouviez lécher mon coeur repoussent encore plus loin les limites de l’art dramatique.

Comme justement chez ces metteurs en scène naturalistes que théorisait Zola, le quatrième mur est restauré. Le décor intérieur des datchas russes aussi réel que la paille des pièces d’André Antoine. Le spectateur/petite souris observant par un trou dans le mur le drame qui se joue à l’intérieur de la maisonnée, l’est ici d’une autre manière par les moyens modernes chers à Julien Gosselin. Ce sont les caméras de Jérémie Bernaert et Pierre Martin qui s’introduisent en direct transformant le théâtre en cinéma. Un immense écran surplombe le plateau créant une distanciation avec les spectateurs. Elle seule pénètre au plus près des comédien.nes. Alors que nous sommes destinés à rester à l’extérieur des perrons et balcons, observant les silhouettes des personnages s’avançant parfois à l’extérieur jouer en avant-scène.

Théâtre des métamorphoses

L’utilisation de la vidéo a toujours été intégrée aux créations du metteur en scène. Avec Le Passé, il repousse la radicalité de son art. La fabrication d’un théâtre hors champs devient la forme principale. Les comédien.nes jouent sur le plateau. Ils sont bien présents. Le premier acte nous offre d’ailleurs un décor de salon russe de l’époque annonçant un classicisme de mise en scène. Trois coups de feu remplacent les traditionnels trois coups de bâtons. Mais cet espace restera quasiment vide ou utilisé comme lieu de passage. C’est dans d’autres pièces de la maison dissimulées derrière que les actions principales de ce début de drame, se jouent. Et les portes claquent comme dans le Boulevard. Pendant 4h30, Julien Gosselin transforme son art, métamorphose ses images créant des dissonances artistiques uniques dans ce théâtre-cinématographique .

Le Passé
© Simon Gosselin

Et Le Passé porte bien son nom. Dès sa première pièce, adaptation des Particules élémentaires de Michel Houellebecq (2013), le metteur en scène a fait le choix de proposer des créations dont les textes étaient des romans contemporains interrogeant notre époque. Après Houellebecq, ce fut les spectacles fleuves : 2666 de Bolano (2016) puis Joueurs, Mao II, Les Noms de Delillo (2018). Ici, Julien Gosselin se tourne bien vers le passé en entremêlant des pièces et nouvelles de l’auteur russe du début du XXe siècle, Leonid Andreïev. Écrivain peu connu de nos jours, pourtant contemporain de Tolstoi, Tchekhov et Gorki. Celui qui écrivit à vingt ans « Je voudrais que les hommes blêmissent d’effroi en lisant mon livre, qu’il agisse sur eux comme un opium, comme un cauchemar, afin qu’il leur fasse perdre la raison, qu’on me maudisse, qu’on me haïsse, mais qu’on me lise… et qu’on se tue. » connut le succès de son vivant en saisissant un spleen russe d’entre-deux siècles, puis ne passa pas la postérité. Une littérature sombre hantée par Nietzsche et Dostoïevski.

La trame principale du Passé est la pièce en quatre actes et ellipses temporelles : Ekaterina Ivanovna, le récit d’une femme accusée par son mari, député de la Douma, de lui être infidèle. Une fausse condamnation qui plonge peu à peu l’héroïne dans une descente de folie, de débauche et d’hystérie… jusqu’à la transe finale, détruite par les hommes qui l’entourent. Julien Gosselin insère dans son montage d’autres textes et d’autres formes. La pièce Requiem résonne comme un dialogue diffusé sur un écran noir, énoncé par des voix autotunées. Une poésie étrange du vocodeur comme une discordance entre l’ironie noire et l’angoisse de la mort du théâtre devenu déjà représentation fantôme devant un public de marionnettes. Le Symbolisme se substitue alors au Naturalisme. Dans le brouillard narre le meurtre d’une prostituée par un jeune homme de famille bourgeois en proie à de fortes pulsions sexuelles. Sous nos yeux, c’est un film expressionniste en noir et blanc qui se joue. Ou comment rendre hommage aux racines à la fois du théâtre et du cinéma, comédien.nes grimés en personnages grotesques portant de lourds masques monstrueux et jouant une pantomime absurde. L’ Âbime y est lue comme un monologue et représentée, tragédie noire d’un amour de jeunesse brisée par un viol collectif.

« Le théâtre est plein — et il n’y a personne. Il n’y a personne — et le théâtre est plein ! »  

Requiem, Léonid Andréïev

Hors normes

Dans le dispositif dramatique de Julien Gosselin, tout est alors possible. Les transitions et changements de décor peuvent se faire autant cachée comme pendant Requiem comme à vue des spectateurs pour l’installation du flamboyant dernier acte. Technicien.nes et comédien.nes ouvrier.ères du drame nous dévoilent entièrement le plateau et ses coulisses.

Dans un rythme effréné où la musique est toujours jouée en direct par les acteurs Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, tous les comédien.nes s’offrent au plateau et à l’image dans un magnifique excès : Joseph Drouet, Carine Goron, Achille Reggiani excellent là où Denis Eyriey et Victoria Quesnel – telle une Gena Rowlands – livrent entièrement leur âmes au théâtre, au pathétisme sombres et sublimes de leurs personnages, interprétations rares.

Dans cette ambiance de fin d’un monde, Le Passé interroge l’aspect éphémère du spectacle vivant dans son essence, art de l’instant aussitôt présenté métamorphosé en passé car une représentation restera unique. En se tournant vers ce passé, Julien Gosselin nous parle à tous les temps et de toutes les époques. La distance de la vidéo démultiplie les espaces de jeux dans lesquels résident les pulsions humaines les plus noires, les plus ambiguës et controversées.

Le Passé est une oeuvre somme – évidemment pas sans défauts comme toutes les oeuvres radicales malades – à l’image de ce que peut proposer en ce moment au cinéma le cinéaste et metteur en scène russe Kiril Serebrennikov avec La Fièvre de Petrov, une expérience immersive totale, fiévreuse, parfois une épreuve. La radicalité de cet art, dans lequel réside le génie créatif, ne l’est que parce qu’il est viscéral et sensoriel en constante métamorphose où toutes les créations sont possibles car grandioses. « Le théâtre n’existe pas » alors si le théâtre est mort, vive le théâtre.

Le Passé d’après Léonid Andreïev, mise en scène Julien Gosselin, compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur au Théâtre de L’Odéon, jusqu’au 19 décembre, Durée 4h30, spectacle déconseillé aux moins de 15 ans.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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