L’artiste Jean-Christophe Norman propose, au FRAC à Marseille, l’exposition « Brouhaha ». Ce copiste de roman, peintre sur texte et voyageur-scribe travaille de près la question de l’écriture, de la ligne, du passage du temps grâce à sa pratique de la peinture et de la marche.
Le FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur est situé dans le 2ème arrondissement de Marseille. Il est créé en 1982 dans le but de diffuser les collections publiques et de faciliter l’accès à la création actuelle. L’exposition « Brouhaha » de Jean-Christophe Norman est visible jusqu’au 16 janvier 2022. Cet artiste-voyageur vit à Marseille mais n’a de cesse de vadrouiller parmi le monde. Il pratique assidument la marche et la lecture et réalise des œuvres visuelles à partir de supports textuels (journaux, livres, cartes géographiques).
Le travail de Jean-Christophe Norman tourne autour du concept de « livre monde » pour reprendre ses termes. Il use de la ligne, point de jonction entre l’écriture (elle forme des mots) et le dessin (elle forme des paysages). Il explore aussi la lecture et le voyage. Lire est une façon de voyager sur place et dans la fiction. Voyager est l’occasion de tracer des phrases sur son passage et d’inventer de nouvelles topographies.
Une écriture marchée-tracée
Brouhaha est une vidéo, réalisée par Julien Devaux et Ivan Pokhara, qui documente une action-performée dans la ville de Marseille. L’artiste se promène à travers les rues en frottant le livre Ulysse de James Joyce contre les parois de la ville. Le livre s’érode peu à peu. Les contours s’effritent. Et, le livre finit par se répandre – déchiré, envolé – par feuillets. Ainsi, l’écriture se fait nomade et sédentaire à la fois. Son geste fait se désintégrer les pages mais, comme dans un murmure, il fait entendre ces phrases aux murs (qui ont des oreilles). Ainsi, il imprègne l’espace urbain de l’œuvre pourtant en décomposition.
Cette vidéo fait écho et vient clore une de ses œuvres précédentes et majeures, non présentée dans l’exposition à Marseille, qui partait également du roman de Joyce. Ulysses, a long way est une déambulation d’une dizaine d’années. Pendant ce temps, Norman réécrit à la craie blanche, en une ligne continue, l’ensemble du texte de Joyce sur le sol de villes du monde entier (New York, Tokyo, Phnom Penh, Berlin …). A chaque nouveau voyage, il reprend la recopie où son dernier périple l’avait laissé dans sa lecture-écriture.
Avant de devenir artiste, à la suite d’un accident, Norman était alpiniste. Il décrit cette transition comme un changement de positionnement face au monde. Alors qu’il gravissait à la verticale les pentes des monts rocheux, il entreprend de réaliser des « expéditions horizontales » pour inscrire cette écriture à la surface de la Terre.
Le travail de Jean-Christophe Norman est un grand écart entre le mouvement du land art (qui réalise des œuvres éphémères dans un paysage) et le moine copiste (qui, au Moyen Age, recopie les livres à la main pour permettre leur diffusion). Son oeuvre interroge la répétition, l’inscription de l’art dans un territoire et le temps lent qu’il faut pour créer.
Peindre des paysages-livres
Le paysage et l’écriture sont aussi présents dans ses œuvres nommées « bookscapes » (paysages-livres). Cette pratique ne consiste plus à réécrire le livre dans le monde mais à prendre le livre comme support de peinture. Les pages deviennent surfaces enduites et recouvertes pour faire sourdre des images. Il déplie l’intégralité d’un livre qu’il accroche au mur. Chaque page est un paysage mais tous les fragments composent une grande fresque dans laquelle on navigue en tant que regardeur.se. Il y a un vrai jeu d’échelle entre les détails et l’ensemble.
Deux séries sont présentées dans l’exposition. Dans la première, il peint des « seascapes », des paysages marins, sur l’ensemble de l’ouvrage Moby Dick de Melville, soit 527 pages étalées au mur. Pour la seconde, Le fleuve sans rives de Hans-Henny Jahnn, il réalise des peintures de ciels, des « skyscapes », dont l’ensemble des pages accrochées les unes à côté des autres donne une fresque de neuf mètres sur six.
C’est ainsi qu’il prend donc pour motif un paysage marin ou céleste et le répète à l’infini. Cela donne une vision kaléidoscopique d’un lieu mais fait aussi exploser la temporalité du récit, se donnant habituellement au fil des pages, pouvant ici être perçue d’un seul coup d’œil.
Représenter l’immensité
Ces paysages sont réalisés à la peinture à l’huile et à l’encaustique (technique qui mélange des pigments de peinture et de la cire) dans des teintes proches. Il donne une matérialité à ses images à l’aide d’empâtements, de griffures, d’empreintes de doigts. Chaque feuillet apporte une luminosité et une couleur particulière qui répond à celles de ses voisines.
Il nous embarque donc dans un voyage sublime entre des lumières, des ressacs de vagues et des formations météorologiques. On songe au concept de sentiment océanique, théorisé par Romain Rolland, qui traduit la sensation de se fondre dans la totalité d’un paysage par l’acte de contemplation et l’impression de ne plus faire qu’un avec lui.
Il n’illustre donc jamais les textes mais rend plutôt les sensations colorées que lui procurent l’imaginaire du récit qu’il est en train de recouvrir. Depuis ces textes fleuves, il nous fait entrer dans une errance visuelle mouvementée, laissant par moment paraître par transparence des fragments du texte comme des bouées pour s’arrêter un temps dans l’expédition.
Effacer c’est toujours créer
L’artiste s’intéresse aux traces, celles laissées dans l’espace urbain ou sur la peau de livres. Ainsi, la trace questionne le fait d’inscrire une marque mais aussi sa disparition et son effacement.
Maurice Fréchuret, conservateur et historien de l’art, analyse l’effacement comme geste artistique dans Effacer, Paradoxe d’un geste artistique. Si ce geste peut désigner, au premier abord, un acte de destruction opposé à la création ; il montre que la pratique de l’effacement entre dans une dialectique plus complexe. Pour cela, il réhabilite la positivité de ce geste en montrant la lignée d’artistes qui ont usé de cette pratique formelle singulière. Il raconte notamment l’effacement historique en 1953 que réalise Robert Rauschenberg en gommant un dessin de Willem De Kooning qui lui avait donné son accord. Effacer n’est pas uniquement la négation de la création mais aussi la possibilité d’une lisibilité. Ce qui est vu ne l’est que scandé par du non-visible.
Ablation et recouvrement
Jean-Christophe Norman use de deux techniques d’effacement dans son travail : l’ablation et le recouvrement (typologie théorisée par Maurice Fréchuret). C’est exemplaire dans son dyptique Mundo diffuso – Un monde flou (2014) qui présente deux mappemondes côte à côte :
La première est une carte géographique dont les frontières, les étendues colorées, les noms ont été effacés ou atténués. Elle est un effacement par ablation qui consiste à gommer ou soustraire de la matière par un geste abrasif. La seconde est une mappemonde recouverte entièrement d’encre noire ne laissant plus qu’un monochrome noir visible. Elle est un effacement par recouvrement où c’est par addition de matière que la dissimulation advient.
Effacer, que ce soit en ajoutant ou en enlevant de la matière, revient à révéler l’arbitraire de certains tracés géographiques mais aussi à ouvrir de nouveaux mondes possibles ou au moins imaginables.
Caviarder les livres
Cette pratique du recouvrement est aussi présente dans sa série de Cover (2020). Volumes intégraux d’auteurs recouverts de graphite et d’encre de la première à la dernière page (couvertures comprises). Sont présents dans l’exposition à Marseille des œuvres complètes recouvertes de Walter Benjamin, Joseph Conrad, William Shakespeare ou encore Jorge Luis Borges. Cet acte de caviardage total rend le texte illisible. Cependant, cette pratique n’est pas reprise pour signifier la censure du texte mais, au contraire, pour appeler à sa célébration. Le livre recouvert devient un objet noir métallisé, iridescent et précieux.
Ce que la page blanche est à l’écriture, le recouvrement au noir l’est peut-être à la lecture. Effacer le texte n’est pas occulter mais condenser le récit. L’artiste, durant des heures et des heures, la tête penchée, rêve et crayonne les mots d’un autre. Le texte se cristallise. L’encre, porteuse du sens, s’étend à toute la page et même sur les marges, commençant à déborder les limites même de la fiction. Le texte peut alors s’épandre au réel.
Pour accéder au site de l’artiste Jean-Christophe Norman : ICI
Exposition « Brouhaha », Jean-Christophe Norman, FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, 20 boulevard de Dunkerque, 13002 Marseille. Jusqu’au 6 février 2022. Contact au 04 91 91 27 55 ou accueil@frac-provence-alpes-cotedazur.org. Horaires : Ouvert du mercredi au samedi de 12h à 19h et le dimanche de 14h à 18h.