Dans une année coupée en deux par le silence de la fermeture et l’espoir de la réouverture, les images ont perpétué un éveil. Venues d’outre-tombe et dans l’angle mort de la fiction, elles ont voulu guérir en même temps qu’elles se sont fondues dans la mort. En 2021, la fin, plus que le retour, fut une réponse.
Jusqu’au bout du bout de cette année 2021, l’affirmation d’un « cinéma mort » finissait par entrer dans les salles. Autant qu’elle a accaparé l’espace créé par les plateformes au cours de la phase la plus difficile de la pandémie. Les crises d’hystérie devant les images insonorisées de sens de No Way Home face au cri du cœur de Lana Wachowski pour la défense de la fiction montrent bien que le cinéma vit une période où sa fracture n’est plus un ressort de diversité, mais de commentaire. Parloir plutôt qu’exutoire, mise en image plutôt que mise en scène. Dans une critique perdue dans les fins fonds de la pensée d’internet (Konbini, SensCritique, Twitter), le spectateur est esseulé et égaré, et les fictions le sont tout autant. L’hibernation de Néo dans Matrix Resurrections, justement, traduit ce pourquoi le cinéma et ses acteurs s’endorment sur leurs lauriers et leur public. Il n’a jamais été autant question de se réveiller et de réparer les fondations de ce qui nous rassemble.
Cela bien sûr sous-entend ce que l’on veut désigner par « ce qui fait cinéma ». Le cinéma est devenu un recyclage dont l’incessante récupération fait davantage l’état d’un discours que d’une composition. Il n’y a qu’à observer le clip de campagne d’Éric Zemmour, candidat à la déviance présidentielle. Il illustre sa solitude avec des fictions devenues simulacres, des interprètes devenu.e.s mannequins, des plans devenus illustrations. Une ressemblance insupportable. Avec le cinéma et ces nouveaux contours, « on ne peut plus parler » disait Jean-Luc Godard aux pauvres journalistes de Mediapart. Il est très clair que le terrain de l’image cinématographique a migré de son berceau. Jusqu’à ne plus savoir utiliser les mots pour le composer et le définir. Jusqu’à la tombe, donc ?

Année spectrale
Plusieurs titres de cette année ont été accablés par la mort de leurs propres histoires et personnages, aussi pour mieux les faire renaître. Certains films naissent dans la tombe (les os de First Cow, les ruines de West Side Story), s’en souviennent (Drive my car) ou nous mettent en garde contre elle (Benedetta). Et donc, ces quatre films sont guidés par un mouvement indissociable d’une vie qui se rapproche de la fin. Au-delà d’un certain contraste, le geste de ces films est d’établir un spectre où le vide de la mort rencontre un océan de vie. Comment vivre quand la mort rôde ? Qu’est-ce qui prendra le dessus ? Une image qui rappelle notre triste réalité, où les courbes contaminent nos vies et masquent les morts.
Celle qui a bouleversé l’année dans ses environs mortifères et ses ambitions de vie reste la réinterprétation de West Side Story de Steven Spielberg. Il est peuplé d’images spectrales : un plan d’ouverture sur des ruines, une coupure au montage séparant un baiser intime et bleuté d’une réalité abîmée, ou encore des ombres se mélangeant comme les lames de couteaux. L’horizon funèbre du film tient aussi sur un équilibre que Spielberg traduit par un mouvement de tous les instants. Des transitions jusqu’aux regards en passant par la danse. Les petits soupçons de vie face à la mort environnante forment un éclat d’une jouissance totale. « A place for us », chantera Valentina depuis son drugstore situé à la frontière entre les ruines de l’Upper West Side et l’histoire qui nous est contée. Dans The Post, Spielberg nous avertissait déjà de trouver les compromis pour survivre : « Quality drives profitability ». West Side Story, quant à lui, raconte comment nous pouvons aimer tandis que nous mourrons.

Par amour des morts
Aimer. C’est aussi cette dynamique qui anime le spectre de la mort, elle le rend vertueux à l’image et à l’écriture. Dans First Cow, elle agit dès le départ : deux squelettes côte-à-côte sont retrouvés. Nous devinons une histoire de proximité qu’il ne faudrait pas oublier, qui dépasse la chair. Traversée du temps. Ensemble, Cookie et King Lu feront les quatre cent coups, au mépris d’une institution perdue dans son autorité et son économie. Une amitié plus forte que tout, qui finalement les maintient vivant dans la grande illusion américaine.
Chérir cette proximité, elle-même surélevée par une idée que la fin approche. Elle est déjà arrivée quand Henry et sa fille Annette se retrouvent pour un dernier dialogue dans Annette. La mère est morte, ainsi Annette se dévoile sous sa vraie apparence, chantera à son père qu’il n’y a plus rien à aimer, sous la mélodie qui, hier, unissait ce dernier à celle dont il donnera la mort. « We love each other, so much » devient « You’ve got nothing to love ». Incarnation et dévaluation, l’amour fait résonner la vie, et ainsi réincarne la mort. Le spectre du personnage de Marion Cotillard redonnera la vie à sa fille, conduira à la fin de son mari. L’idée d’une mère qu’il ne faudrait pas oublier, et qui ne veut pas oublier dans Serre moi fort. Par le chant dans Annette, par les fragments du montage dans le film de Mathieu Amalric. La mort et ses souvenirs, parsemés d’amour. Vicky Krieps doit revenir sur les lieux du drame, parcourir la maison de sa vie passée. Trier les photos, faire son film.

Va-et-vient
Le spectre de la mort, mais aussi le moment où elle est déjà passée, et où elle arrive. Le moment de la mort est d’ailleurs dans les films évoqué toujours hors champ (Annette, Serre moi fort, First Cow) ou retardé (West Side Story). La mort croise le vivant plus qu’il ne la termine dans l’écriture de ces films. Ce croisement entre la mort et le vivant n’invoque ici aucune scène de funérailles. Depuis ce lien très pur au moment de la mort passée et à venir arrive le passage à l’acte du côté du vivant.
Nous pouvons faire à ce titre un parallèle osé mais intéressant entre Drive my car, prix du scénario à Cannes, et No Time to Die, qui signe la dernière apparition de Daniel Craig dans le costume du célèbre agent secret. Quand le premier démarre réellement son scénario à partir de la mort de la femme du héros, le second déploie toute l’énergie de son écriture avant que la mort de James Bond n’arrive. A cette mort qui a marqué et qui va marquer les deux héros de ces deux films s’ajoute la notion de la rencontre. Le héros de Drive my Car va panser ses blessures au fur et à mesure de conversations avec une chauffeuse, Misaki, qui elle-même a connu la mort, celle de sa mère. James Bond, à la fin de Spectre, fait le deuil de sa profession pour vivre avec Madeleine Swann, elle-même ayant perdu son père. Misaki et Madeleine Swann agissent comme des figures de vie et de résilience essentielles à la réparation de ceux que la mort a marqués, ou va marquer.

Ce va-et-vient entre la mort et le vivant, ce lien mis en scène dans un mouvement (une scène de voiture pleine de mots ou d’action stylisée) qui répare ces héros quelque peu mortifères est le sujet principal de Benedetta de Paul Verhoeven. Incarnée par une Virginie Efira exceptionnelle, ce personnage prédit la mort comme elle préserve une idée du vivant. Ses visions de Jésus vont avertir de l’arrivée de la peste dans la ville de Pescia. Mais cette croyance en tout point stupéfiante rend la fiction incroyablement dynamique. Verhoeven donne un rendu improbable à la croyance : visions fantasmées, gigantesque halo de lumière, langage décousu et libre… Bien qu’elle sème et prédit la mort, Benedetta reste convaincue de faire le bien, de sauvegarder la vie. Elle est ce va-et-vient qui rend l’idée d’une religion plus divisée par ses croyances que par ses aspérités. La vie et la mort, en même temps, comme réparation et destruction.
Réhabilitation
Mais que se passe-t-il si les personnages sont déjà morts ? Quand les traces de vie ne sont que poussières ? D’autres films ont voulu signifier la réparation des morts par leur réhabilitation. Pas vraiment dans l’idée de mort-vivant ou de renaissance. Mais plutôt d’exploiter une image pensée comme morte et lui donner un héritage, un sursaut, un réveil. Cela aurait pu être l’idée de Matrix Resurrections, mais son commentaire sur l’état du cinéma intéresse davantage que sa reprise du personnage de Neo, mort dans Revolutions, mais sujet ici à une hibernation dont l’enjeu du réveil n’est que peu incarné par le scénario.
Deux exemples de figures historiques pour illustrer ces réhabilitations. D’abord Clint Eastwood dans Cry Macho, mettant en scène son deuil à venir. Figure déjà morte et même écartée des chevaux qui a fait le succès du personnage qu’il incarne. Difficile de ne pas voir une réhabilitation d’un mythe et des images qui lui sont greffées dans Cry Macho tant elles passent par un spectre large de sa filmographie. Autre réhabilitation, celle d’Anne Frank dans le très fragile mais pourtant réussi Où est Anne Frank ! d’Ari Folman. L’enjeu du film, par l’intermédiaire de l’amie imaginaire de l’héroïne, Kitty, est de rendre compte en même temps que de situer l’héritage de cette figure littéraire de la Shoah. Malgré son excès politique substitué à une pédagogie parfois un peu trop poussée, le film se trace sur des allers-retours très émouvants : Kitty cherche Anne, ne la trouve pas, revient parfois dans le lieu de la famille Frank, jusqu’à se rendre sur sa tombe à Bergen-Belsen. Au-delà de l’héritage, Kitty se demande si Anne Frank est vivante. Au-delà du discours, celle qui est morte forme la trajectoire du film et la quête du vivant.

Dans un geste plus romantique, M. Night Shyamalan cherche à réhabiliter la nature, oubliée dans le cœur des hommes autant qu’elle est exploitée. Un souci d’incarnation dans notre rapport à la nature traduit par les morts successives de vacanciers pris au piège sur une plage surnaturelle capable de faire passer le temps à raison de deux ans par heure. Old finit sur une note positive où les laissés-pour-compte (les enfants des personnages principaux) finissent par révéler la stratégie macabre de ceux qui les ont envoyés sur plage. Ils sont encore vivants, la nature vit ! Autre laissé-pour-compte, le sous-lieutenant Onoda, vivant seul et dans le silence entre 1945 et 1974 dans la jungle. La guerre était terminée, pour lui elle continuait. Quand la question de la survie rencontre celle de la croyance en un engagement militaire spécifique, Arthur Harari pense son film comme une défense du vivant de ceux qui flirtent avec la mort de la guerre.
Bang !
La part du vivant dans ce qui est considéré comme mort est indissociable des gestes des films les plus importants de l’année. Et comme Le Cas Richard Jewell incarnait le mieux l’an passé un fort désir de résilience au cinéma, le cas de Memoria d’Apichatpong Weerasethakul répond magnifiquement à cette question du soin et des morts qui ont peuplé le cinéma en 2021. Dans sa quête de l’origine d’un son non-identifié l’ayant réveillée en pleine nuit, Jessica se plonge dans des frontières absolument insoupçonnées de l’espace et de la nature. Elle met le doigt dans le trou d’un crâne qui a été creusé pour chasser les mauvais esprits. Dans Memoria, des tunnels sont aussi creusés, des intervalles se forment au fur et à mesure de cette déambulation. Un chien se faufile dans l’espace, une porte dérobée derrière un banc. Quand soudain, BANG ! Tout semble mourir et revivre en un seul instant. Il faut encore creuser pour comprendre.
Si le cinéma est mort, il ne finira jamais de nous surprendre comme le fait le son de Memoria. C’est un art de l’inattendu, cette surprise que l’on au regard d’une fiction, à l’écoute d’un son, à la lecture des dialogues. L’origine du son de Memoria est trouvée par Jessica. Mais elle doit d’abord rencontrer un extraterrestre, un certain Hernan, capable de mourir au lieu de dormir, avant de se réveiller. D’ailleurs, il se rappelle de tout ce qu’il a vécu : c’est aussi la part du vivant réservée à son existence. Alors, si nous devions retrouver ce qui fait sens et essence dans le cinéma, peut-être devrions-nous creuser en lui. L’étudier, le disséquer, le ressentir : jusqu’à ce qu’il nous surprenne. Hernan et le cinéma meurent, mais finissent toujours par se réveiller, et partager une idée que nous ne devrions jamais oublier. Nous nous sauvons de la mort parce que nous nous souvenons.

Autres morts à soigner :
. La mort d’Alexia donnant naissance à un nourrisson mi-humain mi-titane dans Titane.
. La mort du père de Paul Atréides qui lance la quête de ce dernier dans Dune.
. Les morts filmés en direct par les drones et caméras de Il n’y aura plus de nuit.