Dans ce gros album aux couleurs vaporeuses et aux accents mélancoliques, l’illustratrice Charlotte Melly et le scénariste Aiait Fayez racontent une autre histoire de l’immigration et de l’asile, à mille lieues des représentations caricaturales que s’en fait le monde occidental.
À l’occasion d’un voyage à l’étranger qu’elle fait seule, Charlotte, encore étudiante en khâgne, pose ses valises chez un écrivain, Aiat, qui lui loue une partie de son appartement. Les deux âmes se rencontrent. Il en vient à lui raconter son histoire, alors que, intellectuel et lettré, il demande l’asile politique pour quitter son pays d’origine. Finalement, en attendant d’avoir une réponse à sa demande, on lui propose de travailler au « bunker », le lieu où ont lieu chaque jour des dizaines d’entretiens qui doivent déboucher sur un droit – ou pas d’asile. Là-bas circulent, chaque jour, des dizaines d’âmes éraflées par l’existence.
Avec un dessin très simple – des traits tracés d’un coup d’une peinture qui varie entre des tons pastel, orangés ou bleus – Charlotte Melly représente avec délicatesse une réalité pleine de violence. La bureaucratie française, telle qu’Aiait en fait le récit, décide chaque jour de la vie des réfugiés qui viennent frapper à la porte des bureaux d’agents pour raconter leur histoire. Une réalité difficile faite le plus souvent de refus et de rendez-vous ajournés, faute de documents. N’obtient pas l’asile politique qui veut. Ainsi, sous les traits vaporeux de l’illustratrice, se dessine une vérité bien trop souvent caricaturée par une classe politique – et les journalistes parfois – qui se cantonne à un champ lexical de l’invasion, sans jamais poser les yeux sur ces visages qui viennent demander de l’aide.
La bureaucratie n’est pas un long fleuve tranquille
Ce gros album long de presque 350 pages relate de nombreux entretiens, mots pour mots. Ici, Aiat l’intellectuel, que l’on devine être le double fictionnel du scénariste de l’album Aiat Fayez, demande le renouvellement de son visa en France. Il a attendu le rendez-vous pendant plusieurs mois, il est étudiant mais travaille quelques heures par semaine pour pouvoir gagner sa croûte à côté de la fac.
Lorsqu’il vient demander le renouvellement de son visa, l’agente en face de lui s’émeut de sa situation : s’il travaille, il doit absolument le déclarer et présenter un nouveau document. Le nouveau document en question, il ne le possède pas – il ignorait son existence. Il n’a donc pas apporté avec lui tous les papiers nécessaires à l’entretien. Son rendez-vous de renouvellement va être ajourné. L’homme s’agace, « mais combien de temps ça va prendre ? » demande-t-il à la dame en face de lui. « Deux mois, voire trois » s’entend-il répondre. Et tant pis pour les billets d’avion qu’il a réservés pour pouvoir partir en vacances l’été, la seule période de l’année où il peut prendre congé.
Se remémorer chaque visage
Cette bureaucratie française et kafkaïenne prend corps à chaque nouvel entretien. Les agents, c’est leur fonction, ont pouvoir de vie ou de mort sur les gens qui se présentent à eux. Certains prennent le risque de mourir s’ils retournent dans leur pays, de subir des pressions, d’être torturés. D’autres ont fui parce que leur pays n’avait rien d’autre à leur offrir qu’un horizon de misère.
Au terme de ce long entretien, quasi biographique, ponctué de questions sur la vie et les motivations de ceux qui souhaitent fuir leurs pays, la France accorde ou non le précieux sésame. Et les personnes, elles, se voient accorder le droit à une patrie quand les autres sont expulsées. Parfois, elles n’ont pas le temps de se le voir accorder. Comme ce jeune homme, qui attendait une réponse de l’administration française mais qui est mort apatride dans les attentats de Nice, faute de réactivité de l’institution.
À mille lieues des représentations que l’on s’en fait et des discours politiques qui ne parlent que du point de vue des « envahis » face à de prétendus « envahisseurs », l’album délivre une tragique vérité. Les dialogues d’Aiat Fayez ne tentent pas de sublimer ces populations qui se présentent sur le seuil de la France. Parmi eux, des destins brisés dont l’histoire ne fait aucun doute. Parfois.
Leçon d’humanisme
Le lot commun, ce sont plutôt des récits troubles dans lesquels se mélangent vérité et mensonge, entre volonté de présenter une mise en scène de soi suffisamment acceptable pour qu’elle permette d’obtenir le droit d’asile et déni de sa propre réalité. Ainsi, les Pakistanais se font passer pour des Afghans, qui obtiennent plus facilement une autorisation en raison de la guerre dans leur pays. On s’invente des villages, parfois peut-être des traumatismes. À l’instar de cette femme Hutu qui fuit le Rwanda après avoir coupé les ponts avec ses parents qui ont participé au massacre et un viol par plusieurs Tutsis. L’histoire ne dit pas si l’anecdote du viol est véritable. Des conseillers en tous genres se font payer très chers pour donner des conseils aux candidats à l’émigration. Le viol est une carte à jouer pour les femmes qui doivent raconter leur histoire.
Et puis, au milieu des approximations et des francs mensonges, se présentent parfois au guichet de l’administration des vérités bien plus tragiques. À l’instar d’un jeune garçon Noir, qui raconte être tombé amoureux alors qu’il était en train de massacrer un foyer. Dans le monde, il existe encore des enfants soldats.
Un pays dans le ciel, c’est le pays où cette femme Hutu, peut-être vraiment violée, aurait voulu s’envoler après avoir été abusée. Les autres, eux, souhaitent vivre dans un pays sur terre. Un pays qui se refusent souvent à eux, faute d’humanité. Cet album tente de restituer à chacun son humanité, sans ne faire aucune concession à la réalité des faits.
Un pays dans le ciel, de Charlotte Melly et Aiat Fayez, éditions Delcourt, 29,95 euros.