Pourquoi nous sommes-nous mis à parler ? C’est à cette question aussi mystérieuse que passionnante que le linguistique Philippe Barbaud propose son scénario novateur dans L’instinct du sens : Essai sur la préhistoire de la parole.
C’est dans le hall silencieux d’un hôtel du Boulevard Saint Germain que l’on rencontre Philippe Barbaud. Ce linguiste québécois, qui connait bien Paris pour y avoir fait son doctorat à l’université Paris VIII – alors haut-lieu du gratin de la linguistique dans les années 1970 – s’intéresse à ce qui fait de l’Homme un Homme : le langage. Les origines du langage sont un mystère dans lequel la science guide les chercheurs et leur permet de supputer, de supposer et d’imaginer le pourquoi et le comment, questions centrales qui alimentent notre quête de sens. C’est à cette thématique que s’attaque humblement Philippe Barbaud dans un livre en trois chapitres au scénario inédit : si le langage était un instinct développé par notre besoin de sens ? Rencontre.
Dans votre essai, vous parlez de l’addiction intellectuelle au sens… c’est cette dernière qui vous a poussé à devenir linguiste ?
Philippe Barbaud : Oui… effectivement ! (rires) Mais à l’époque, le sens était plutôt mis de côté. C’est seulement à la fin de mes années de professorat que l’on s’est mis à penser à autre chose qu’aux arbres, aux signes, aux segments de symboles et que je me suis intéressé aux racines du langage. Dans les années 2000 avec les trouvailles récentes de la science, beaucoup de bouquins se sont écrits sur l’évolution du langage à travers les âges. On cherchait une langue originelle et des tas de revues ont diffusé cette problématique. Ça m’intéressait beaucoup, mais aucune explication ne me convenait.
Vous parlez d’une langue originelle, le fameux mythe de Babel qui rentre en opposition avec les théories d’une apparition simultanée et plurielle du langage à différents endroits du globe. Où en est-on aujourd’hui avec ces théories ?
Certains cherchent encore la langue unique dans le mythe de Babel et d’autres recherchent son origine dans le prolongement du langage animal. Il y a quelques années, je suis tombé gravement malade et quand on est malade, on est cloué au lit, on réfléchit et on lit, beaucoup. Pendant sept ans, j’ai travaillé à ce livre et j’ai fini par élaborer non pas une théorie, mais un scénario plausible et étayé sur les avancées les plus pertinentes dans un panel de sciences très larges – anthropologie, génétique, psychologie, paléontologie.
Vous liez l’émergence du langage articulé à l’espèce de primates, Homo, qui en commençant à se tenir debout aurait connu des modifications anatomiques et psychiques qui lui auraient permis d’émettre de nouveaux sons.
On ne peut pas donner de date précise, l’évolution prend des milliers d’années. J’ai fait commencer la préhistoire de la parole vers 2 millions et demi, 3 millions d’années, au moment où une espèce de primates, par mutation génétique et grâce aux changements climatiques, a réussi à se tenir debout.
La station debout de l’espèce Homo a en effet amenée de grands changements : le museau s’est raccourci, le cerveau s’est développé et le larynx et la colonne vertébrale ont modifié leur positionnement. La modification du larynx leur a permis de faire de nouveaux sons qui ne rentraient pas dans leur langage animal : alerte, chasse, copulation. C’est peut-être en taillant une pierre que le membre d’un groupe a pu se blesser et pousser un cri nouveau. Ce cri nouveau leur a donné conscience de leur capacité oratoire et de la charge potentielle de sens qu’elle pouvait porter.
Dans votre livre, vous expliquez que les modifications anatomiques ont permis l’émergence de la parole, comme la conscience de la capacité oratoire a permis le développement de la mémoire. Donc l’espèce a connu une double influence du physique sur le psychique et du psychique sur le physique ?
Exactement ! C’est le sens qui a provoqué le développement cérébral que cette espèce. À force d’élaborer de la phonation articulée, elle s’est emmagasinée dans la mémoire sur le plan neurologique. Le cerveau des primates évolués n’était pas très développé, il faisait 700 mm 2. Il y a eu un dressage de la mémoire qui s’est fait au fur et à mesure de l’articulation de la parole. Cela a demandé plus de mémoire, donc plus de place et donc l’augmentation de la capacité cérébrale.
Vous me parliez d’une fragilité des groupes dû aux extrêmes conditions climatiques. L’invention du langage aurait pu donc être emporté par une crue avec ses inventeurs. S’il s’est tout de même développé, ne pouvons-nous pas supposer, soit que le langage est une évolution génétique qui s’est encodé dans nos gènes au cours de l’évolution. Soit qu’il est apparu simultanément sur le globe comme développement naturel du langage animal ?
C’est une question très compliquée. Je ne crois pas que le langage ait pris forme dans un seul endroit de l’Afrique de l’Est il y a des millions d’années, il y a sûrement eu un même schéma de développement à un plusieurs endroits. Je pense cependant que le langage n’est pas le prolongement de l’instinct animal. Il n’y a pas un seul être vivant qui ne communique pas.
Le seul point commun entre le langage animal et la langue humaine, c’est la communication en elle-même. Maintenant est-ce-que le langage s’est démarqué et s’est intégré à nos gènes ? Dans les années 50 on le pensait. Certains voyaient la parole comme un organe génétique. Mais scientifiquement parlant nous n’avons pas de gènes du langage. Certains croient à l’innéité du langage comme (Noam, ndlr) Chomsky, mais je n’en suis pas.
Sinon les nouveaux-nés pourraient parler d’eux-mêmes non ?
Exactement, et si ce n’est pas dans les gènes, qu’on l’on trouve le langage, c’est surement dans le fonctionnement du cerveau. Et ça, ça reste un mystère même si l’on sait que certaines airs corticales sont activées entre elles lors de la parole. Le bébé dans le ventre maternel est capable de faire la différence entre le français et une langue étrangère, mais de là à dire qu’il est génétiquement équipé pour ça, j’ai de gros doutes. Je pense que c’est un fonctionnement qui s’est incrusté à travers deux millions et demi d’années de développement.
Le langage nous a-t-il coupé de notre instinct ?
Le langage est un non-instinct par définition. Nous sommes capables de faire une infinité de phrases et de traduire oralement une infinité de pensées. Ça nous a complètement coupé du monde animal et c’est d’ailleurs le seul véritable critère qui nous départage de ce dernier, pour le reste on peut toujours trouver des liens très forts.
On est arrivé aujourd’hui à une langue très riche et en perpétuelle évolution. Pensez-vous que dans 300 ans notre langage sera éloigné de celui que l’on parle aujourd’hui ?
N’importe quelle langue va évoluer dans sa prononciation et son vocabulaire. La technologie fait évoluer le langage. Sur un autre registre, on anglicise beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a vingt ans et on « anglicisera » sûrement plus dans dix ans qu’aujourd’hui.
Mais le langage familier, lui, ne bougera pas ou peu. Une fourchette restera une fourchette. C’est dans le secteur de la publicité, le milieu professionnel, les études etc que le vocabulaire est amené à évoluer. B2B, coach, sale manager… c’est déjà le cas. Au Québec par exemple, la jeunesse utilise de nouveaux phonèmes et changent l’intonation de leur prononciation. Le « eu » anglais commence à percer et pourra donc devenir la norme dans le futur. Mais si vous me demandez si dans 300 ans le français n’existera plus ? Non. L’écrit est le château fort de la langue. Tant que les structures de phrases seront les mêmes, on parlera français.
Pensez-vous, comme c’est le cas de l’arabe parlé et de l’arabe littéraire, que nous pourrions avoir cette différenciation en français ?
Ce n’est pas du tout impossible que le français écrit devienne un Français plus isolé et qu’il ne soit plus parlé tel quel. Mais le français que l’on parle aujourd’hui à Paris deviendra-t-il un dialecte ? Non, les gens savent lire et sont cultivés. Pour éroder véritablement une langue, il faudrait des centaines et des centaines d’années.
Ou alors des changements structuraux très importants, l’effondrement de certains systèmes qui rendrait la langue ancienne caduque, car plus appropriée ?
Oui exactement. Ou des invasions qui entraîneraient des mélanges entre les langues et les syntaxes, mais avec nos états-nations et des règles qui contrôlent le comportement social à échelle planétaire, il y a peu de chance que ça arrive. Les langues vont surement rester ce qu’elles sont. Peut-être cependant que dans 100 ans, ce sera le chinois qui remplacera l’américain. C’est le pain et le beurre qui déterminent ou s’en va la langue (rires).
L’instinct du sens : Essai sur la préhistoire de la parole, Édition Des auteurs des livres (Ouvrage scientifique), 2021