La Madeleine de ProustLITTÉRATURE

Madeleine de Proust #29 – À Rebours

© Fanny Monier

Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, À Rebours, de Joris-Karl Huysmans.  

Un livre peut en cacher un autre. Enfin c’est ce que j’ai appris lorsque, à la fin de ma lecture de « Soumission » de Michel Houellebecq. Un roman dans lequel on suit les pérégrinations d’un professeur de lettres exégète de Huysmans, grand lecteur d’À Rebours. Et à qui je dois une envie incontrôlable d’en apprendre plus sur cet anti-moderne du 19e siècle.

Le nom m’intriguait. Les thèmes m’intéressaient. L’époque me passionnait. Mais finalement, je ne savais absolument pas à quoi m’attendre en lisant cet auteur. Par chance, mes parents en possédaient un exemplaire dans leur bibliothèque. Ces 300 pages jaunies dont Barbey d’Aurevilly signait la quatrième de couverture sont tombées dans mes mains comme un cadeau du ciel.

C’est ainsi que je me suis lancé dans la lecture de ce chef d’oeuvre.

Anti-moderne solitude

À Rebours est un livre à part dans la littérature. On y suit la vie de Jean des Esseintes, anti-héros aristocrate, symbole de la décadence de cette fin de siècle. Esthète jusqu’au-boutiste, érudit intransigeant, méprisant, il vit volontairement en-dehors de la société du monde parisien, seul, ayant pour seule compagnie ses domestiques, dans sa demeure de Fontenay-aux-Roses.

« Mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs des autres ! »

Joris-Karl Huysmans, À Rebours

À Rebours est un roman conceptuel. Le concept ? C’est qu’il n’y a pas de concept. Pas d’intrigue à proprement parler, pas de héros… seulement les commentaires, les divagations d’un misanthrope qui cherche à occuper son temps sans côtoyer le monde extérieur. Névrosé, malade, impuissant, il regrette les temps anciens, fustige le réalisme littéraire à la mode. Et y préfère l’effronterie de Barbey d’Aurevilly.

L’auteur nous décrit alors avec une grande précision les différentes passions qui le traversent. La littérature latine et chrétienne d’abord, les pierres précieuses, les plantes exotiques et vénéneuses, la parfumerie …

Une érudition romanesque

Sans doute la caractéristique de ce livre qui me le rend si essentiel est le style. Ce style immaculé, si littéraire, si imagé, si érudit, si complexe, sibyllin par moment, riche en néologismes, en vocables rares ou désuets. Couplé aux descriptions toujours ultra-référencées. À Rebours en devient même un livre quasi-encyclopédique. Et c’est là, à mon sens, la grande force de cet ouvrage. Si l’on vient pour le fond, on en ressort l’âme élevée par la forme unique. Si l’on vient pour la forme, on en ressort le cerveau plein de références, et prêt à rajouter de vieux grimoires sur notre pile de livres à lire.

« A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? »

Joris-Karl Huysmans, À Rebours

Même s’il est profondément antipathique, j’adore le personnage de Des Esseintes. Notamment pour son côté proustien. C’est un dandy anémique, rachitique, reclus dans sa chambre à étudier, à penser et à se préserver du monde. Et lorsque je découvre ces pages, moi-même confiné avec comme seul passe-temps la lecture de classiques de la littérature, dans cet état de « studieuse décrépitude », je finis par comprendre. Et, par me mettre à la place de cet homme aigri, à m’y identifier.

Ce livre me parle profondément. J’aime ce style chargé, j’aime tout ce qu’il m’apprend. Mais aussi les opinions impopulaires que l’auteur communique sur ses pairs (Verlaine, Balzac, Baudelaire…). Sans oublier la réflexion sur le culte de l’artificiel et du matérialisme, j’aime les envolés lyriques toujours extrêmes…

Et j’aime ce passage, dans la notice du livre, qui introduit délicieusement Des Esseintes au lecteur. Encore jeune, notre anti-héros profite des plaisirs et des vices que le monde offre, et se lasse progressivement. On s’imagine alors parfaitement les scènes de dévergondages auxquelles se livre Des Esseintes, mais qui ne lui suffisent jamais : sa lubricité est insatiable. On notera tout le travail d’allitérations qui rythme la lecture et me donne l’envie à chaque fois de le réciter à haute voix.

« Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d’homme quinteux, affecté de maladie, obsédé de fringales et dont le palais s’émousse et se blase vite ; au temps où il compagnonait avec les hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leur tête ; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté des actrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée des femmes, la délirante vanité des cabotines ; puis il avait entretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de ces agences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirs contestables ; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérant ravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sens assoupis par l’excitante malpropreté de la misère. »

Joris-Karl Huysmans, À Rebours

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