LITTÉRATURE

« Et tes parents, ils font quoi ? » – La France est une société de castes

Les témoins transfuges de classe et leurs parents, interrogés dans Et tes parents, ils font quoi ? d'Adrien Naselli © éditions Jean-Claude Lattès

Le journaliste Adrien Naselli propose une longue enquête sur les transfuges de classe. L’occasion de redonner la parole à ceux qui ne l’ont jamais et de rappeler au passage que la France est toujours une vaste société de castes.

Malgré les nombreuses alertes d’universitaires et de sociologues sur la panne de l’ascenseur social, le mythe de la méritocratie continue de subsister. Un mythe qui a la peau dure, et dont les meilleurs représentants, les transfuges de classe, se comptent sur les doigts d’une seule main. Annie Ernaux, quarante ans après la publication de La Place, continue d’être la boussole et l’incarnation de cette classe sociale dans la classe sociale. À ses côtés, les quelques descendants (écrivains) qui s’en revendiquent et se voient recevoir, presque malgré eux, cette étiquette d’écrivain.e social.e. Le prix Goncourt Nicolas Matthieu, le sociologue et auteur Didier Éribon, son ami et quasi-disciple Édouard Louis ou la philosophe Chantal Jacquet.

Adrien Naselli est l’un d’eux. Originaire d’un petit village proche de la métropole grenobloise, ce fils d’un chauffeur de bus et d’une secrétaire est bon élève et propulsé grâce aux admissions parallèles à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm. Après un double diplôme avec le centre de formation des journalistes où il apprend les rudiments de la radio, il prend conscience de l’homogénéité sociale qui règne dans ces écoles prestigieuses. À l’ENS, «  tout le monde est fils de prof, d’énarque, de chef d’entreprise  ». Quand les enfants ne sont pas directement ceux des profs… de l’ENS.

Pendant ces années d’études et son entrée dans la vie professionnelle au Monde et à Radio France, Adrien Naselli note de manière compulsive sur un carnet les noms – rares – de ceux qui comme lui, sont des transfuges de classe. Il passe des soirées entières à chercher sur les fiches Wikipédia les métiers des parents de personnes connues qu’il croise dans le cadre de son travail ou qu’il voit dans les médias – toujours des «  fils et filles de  ».

Fraude à la caste

Dans cette enquête menée sur le mode du «  je  », dans laquelle il fait intervenir aussi bien ses parents que des témoins triés sur le volet, Adrien Naselli rappelle les «  fraudes à la caste  » des personnalités publiques. Par exemple, le président de la République Emmanuel Macron qui se revendique être d’Amiens (et donc ne pas être issu du petit monde parisien), sans toutefois préciser que ses deux parents sont médecins. Ou l’ex-premier ministre Édouard Philippe, doctement décrit comme un «  petit-fils de dockers du Havre  », sans qu’il ne soit jamais fait mention de ses deux parents profs.

Ces petits arrangements avec les origines sociales de chacun – destinés à éviter que l’on ne diminue la part de mérite dans leurs parcours académiques et professionnels – invisibilisent la réalité d’une société française largement fracturée. Une société où les transfuges de classes refusent désormais de se faire les «  idiots utiles  » d’un système qui ne fonctionne pas. Et perpétue des inégalités sociales insupportables.

Être transfuge, une disposition  ?

En interrogeant une quinzaine de témoins transfuges et leur parent, Adrien Naselli entend mettre au jour le rôle de ceux-ci (et surtout des mères) dans l’ascension sociale des enfants. Des familles qui sont en réalité très souvent portées sur l’école, même si elles n’en connaissent pas les rouages. Qui sont attachées à la culture, ont conscience de sa puissance symbolique. Même quand elles en sont privées d’accès.

Des témoins plus ou moins connus – de l’ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filippetti en passant par des collègues d’Adrien Naselli à France Inter – qui témoignent tous du rôle de leurs parents dans leur ascension sociale. Une ascension presque toujours ponctuée de malaise et de mépris de classe – les institutions prestigieuses ne se laissent pas pénétrer comme ça. Tous ces témoins ont également en commun un puissant sentiment qui les déchire de n’appartenir à aucun groupe véritablement. Le sentiment de trahir son milieu d’origine. D’ailleurs, transfuge se définit ainsi dans le dictionnaire  : quelqu’un qui trahit. Trahir, donc, et surtout, ne pas véritablement s’intégrer pleinement à son nouveau milieu.

Et tes parents, ils font quoi  ? remet joyeusement l’église au milieu du village. Adrien Naselli rappelle avec son livre que, non, la France n’est pas une société post-classe. Que la lecture en classes sociales n’a rien perdu en pertinence en dépit de la disparition de la classe ouvrière. Qu’il est grand temps de, politiquement, s’emparer de ces questions pour faire advenir une société plus juste dans laquelle la mobilité sociale n’est pas une rareté.

Et tes parents, ils font quoi  ? Enquête sur les transfuges de classe et leurs parents, Adrien Naselli, éditions Jean-Claude Lattès, 19 euros.

Auteur·rice

Journaliste

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