Dernier long-métrage terrible et sublime de Rodrigo Sorogoyen, Madre raconte le cheminement cathartique d’Elena, une mère qui doit faire le deuil de son fils porté disparu. À retrouver sur Ciné+.
Dans Madre, il y aura un avant et un après l’évènement. Pour nous, spectateur.rices, cet avant dure seulement une poignée de minutes. Elena (Marta Nieto) est avec sa mère dans son appartement espagnol. Son fils – que l’on devine très jeune grâce aux photos encadrées et disposées dans le salon – est parti en vacances en France, sur la côte basque avec son père. Premier appel de l’enfant, les vacances se passent bien, « On s’amuse bien avec papa ».
Quelques heures plus tard, nouvel appel. D’une voix blanche, l’enfant explique que son père l’a laissé sur la plage pour aller cherche quelque chose à la voiture, qu’il est seul, qu’il a peur. À l’autre bout du fil, Elena s’inquiète, tente de le rassurer, lui implore de se calmer. « Il y a quelqu’un », murmure l’enfant. Quelqu’un qui le regarde, un homme. Elena lui hurle de s’en aller aussi loin qu’il peut, de courir se cacher. Mais c’est trop tard, la connexion téléphonique est rompue et même si elle quitte l’appartement en hurlant pour partir à la recherche de son fils, on devine que tout est déjà fini.
Survivre à l’horreur
Après une ellipse narrative de plusieurs années, on retrouve Elena, muette, détruite et vivant un simulacre de ce que peut être la vie. Elle a quitté son Espagne natale pour s’installer en France, à l’endroit où son enfant a disparu. Là-bas, elle est serveuse dans un bar à touristes situé sur la plage où elle fait de longues balades en solitaire pendant ses heures de pause. Toujours le regard dans le vague, elle s’assoit parfois dans le sable, en quête d’un horizon. Les locaux et les adolescents l’appellent « la folle » au loin en ricanant. Elle n’entend pas. C’est dans une mise en scène minimale que Rodrigo Sorogoyen pose le décor d’une intrigue qui parvient à signifier beaucoup en ne montrant que très peu de choses.
Le quotidien morne et monotone de cette héroïne presque morte prend un tour différent lorsqu’elle aperçoit Jean (Jules Porier) sur la plage. L’adolescent a seize ans et un visage d’enfant, de grands yeux bleus, des boucles blondes qui tombent en cascade sur son front. La rencontre est unilatérale, Elena est absorbée, fascinée – il pourrait être son fils, il lui ressemble, c’est peut-être lui, Ivàn aurait eu seize ans, comme Jean s’il n’était pas présumé mort. Jean aperçoit aussi Elena. Elle a l’âge d’être sa mère mais il la trouve jolie quand elle le regarde aux abords des terrains de foot. Il a l’assurance des jeunes privilégiés à qui tout sourit ; il vient la rencontrer dans le café où elle travaille, elle ne résiste pas.
Contre les gravités qui nous mènent à la chute
Avec Madre, Rodriguo Sorogoyen met en scène des images banales qui, en contexte, se chargent d’une puissance émotionnelle insoutenable. Le jeune Jean fait la cour à Elena, soutient son regard, la fait sourire, lui propose de sortir, d’aller se promener, lui murmure qu’il n’aime pas les filles de son âge, qu’il préfère passer du temps avec elle. Marta Nieto est bouleversante dans le personnage d’Elena, qui voit le manège de ce gamin arrogant mais n’y trouve rien à redire – ne peut rien y trouver à redire. Les rapprochements entre Jean et Elena se multiplient, créent un malaise déchirant, soulèvent les inquiétudes des parents de Jean qui ne tardent pas à s’en mêler.
Tout doucement, le monde d’Elena bascule. Les confrontations se multiplient : avec la famille de Jean, avec son compagnon qui menace de la quitter si elle ne cesse pas ces bêtises. En fond sonore, la voix fluette de Damien Saez qui murmure « n’entends-tu pas ce soir chanter le chant des morts », tandis qu’Elena s’avance inexorablement vers l’irrésistible et l’atroce. À chaque minute la tension monte un peu plus, impossible de ne pas se demander où est-ce que tout ça va finir, jusqu’où ça ira, jusqu’où elle ira, ils iront. La musique reprend et le chanteur entonne doucement « comme un éclat de rire vient consoler tristesse, comme un souffle avenir vient raviver les braises ». C’est rare de voir de tels chef-d’œuvres au cinéma.
Madre de Rodrigo Sorogoyen est à retrouver sur Ciné+ jusqu’au 13 décembre 2021.