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Rencontre avec François Bégaudeau – « La joie c’est le sentiment d’une force vitale en soi  »

François Bégaudeau © AFP / Joël SAGET
François Bégaudeau © AFP / Joël SAGET

Deux ans après Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau propose un récit similaire dans Notre joie. Le bourgeois de gauche, mais surtout bourgeois aime-t-il rappeler, s’efface devant une nouvelle figure : le libéral-autoritaire.

L’année 2020 fut productive pour l’auteur d’En guerre. Un documentaire intitulé Autonomes et un roman estival, Un enlèvement, faisaient suite à un curieux livre qui naviguait entre l’essai et l’autobiographie. Pour ce nouveau bouquin, une première longue partie en apnée découle d’une rencontre entre l’auteur et quelques identitaires suite à une conférence donnée à Lyon. Les bières s’entrechoquent et la discussion s’échauffe. Sur quoi ? Sur le sens des mots et sur les généralités proférées par l’interlocuteur principal désigné par une lettre : M. La deuxième partie de Notre joie, plus introspective, renverse les énergies négatives pour se tourner du côté de la vitalité.

C’est un livre important, par son style mais aussi par sa manière de ne jamais rien céder à la facilité. Sa densité n’évacue pas l’incarnation et encore moins une certaine tendresse qui se dégage du regard sur M. Selon l’auteur, Les affects sont au fondement des goûts esthétiques et des orientations politiques. La joie contre le ressentiment, vaste programme.

Dans un souci de rigueur, l’entretien avec François Bégaudeau s’est déroulé par mails.

Notre joie est construit en deux grandes parties. La première s’intitule «  Confusion » et s’apparente à une mise au point adressée à une partie des lecteurs d’Histoire de ta bêtise voire surtout à une fraction qui t’a découvert par des entretiens déposés sur YouTube. Tu rencontres un jeune homme que tu prénommes M, à Lyon. Pourtant d’une sensibilité politique radicalement différente de la tienne – on reviendra sur l’étiquette identitaire -, il ne tarit pas d’éloge sur Histoire de ta bêtise. Sur quoi se base la confusion ? 

François Bégaudeau : La confusion repose sur plusieurs approximations. D’abord j’ai de sérieux doutes sur le fait que M ait vraiment lu Histoire de ta bêtise. Ou alors il est certain qu’il n’en a retenu que le dixième, que ce qui s’accommodait avec son imaginaire politique. Une lecture tronquée donc, et reposant sur une distorsion centrale. A savoir : j’avais beau préciser que dans le « bourgeois de gauche » que j’attaquais, c’était bourgeois qui importait, lui n’entendait qu’une critique de la gauche – de ce qu’il appelle la gauche. Critique qui l’enchantait, lui qui dans la gauche voit un ramassis de bien-pensants exclusivement occupés à chérir le migrant et à brimer les hétéros blancs.

Le second socle du malentendu vient de ce que M, ont le tempérament politique repose exclusivement sur des refus, a pensé que les ennemis de ses ennemis sont ses amis. C’est un présupposé très répandu actuellement. Et c’est ainsi que beaucoup d’alliances politiques ne reposent que sur des inimitiés. Contre quoi je promeus des collectifs qui reposent sur des affinités affirmatives. Je précise pour finir que la déconstruction du discours de M occupe à peine la moitié de cette première partie, donc moins du quart du livre. Par la suite, je m’éloigne de M pour embrasser beaucoup plus large, à savoir l’ensemble de ce que j’appelle le bloc libéral-autoritaire, auquel M appartient, quoi qu’il en dise.

Effectivement, Notre joie part d’une situation donnée pour ensuite s’intéresser aux concepts, comme celui de libéral-autoritaire. «  Liberté en soi n’a pas de sens ; la liberté de, et c’est le génitif qui compte », écris-tu à la page 126. Si le bloc que tu décris dans le livre promeut la liberté économique, quelles raisons le pousse à se durcir sur la question des corps et de leur potentiel contrôle ? 

Ce livre analyse les confusions d’époque. Nombre de ces confusions reposent sur des mots flous, et programmés pour l’être. Dans le genre, le mot liberté se pose là. Mais aussi le mot libéralisme, qui contient tant de choses qu’il souffre mille usages intéressés. On dit traditionnellement que libéralisme politique et économique sont liés. C’est factuellement faux. Beaucoup de pays où règne le libre marché sont des dictatures. Et je rappelle dans le livre que le grand pays du marché libre est aussi un pays extremement répressif -voyez ses prisons et le sort de ses prisonniers, voyez la brutalité de sa police, et la brutalité de son armée sur tous les théatres d’opération. 

Et puis il y a ce constat, à l’échelle individuelle, que nombre de libéraux « au sens économique » ne sont pas du tout libéraux au sens politique. Ceux que l’on voit s’activer pour démanteler le droit du travail sont aussi ceux qui réclament plus de répression en banlieue, une justice moins permissive, de l’autorité à l’école. Ce sont les mêmes qui trouvent que l’émancipation féminine va trop loin, et en général que les minorités devraient la mettre en sourdine. Ceux là constituent en ce moment la force dominante, à la fois parce qu’ils ont les leviers du pouvoir et parce qu’ils sont très audibles. Ils forment ce que j’appelle le bloc libéral-autoritaire. Ce trait d’union entend désigner un fait structurel : le libéralisme est par essence autoritaire. Comme il produit mécaniquement des inégalités, il a besoin que les flics et les militaires passent derrière pour calmer les gueux que cette donne inégalitaire révolte. Mais surtout n’oublions pas que le libéralisme repose sur la mise au pas des producteurs, qu’ils soient ouvriers, employés, infirmiers, profs.

Le libéralisme dit économique, c’est d’abord un immense dispositif disciplinaire pensé pour rendre les corps rentables, activé par des cadres et des managers prêts à essorer leurs troupes, et à les virer une fois qu’ils sont hors d’usage. Pour dissiper toute confusion, il serait sain que nous prenions le pli de ne plus parler de libéralisme économique mais de capitalisme.  

Au fil de ton récit, tu arrives à placer un rebondissement qui nourrit la complexité de la situation. Le portrait de M devient plus précis. Tu questionnes ses affects pour mieux éclairer ses sorties. C’est une des grandes forces du livre. Plus tu le décris, plus tu sembles t’en éloigner politiquement et plus ton style charrie un champ lexical de la joie. Si la joie est le sentiment que tu opposes à M dans sa conception de la politique, c’est aussi un carburant de l’écrivain. Grâce à M et ses copains, tu as pu écrire un livre. A quel moment de l’écriture s’est imposé ce changement de style ? 

Je n’avais pas l’impression, l’écrivant, qu’il y ait un tel contraste de style entre la première et la seconde partie. Mais si ce contraste existe, il ne tient pas à M, mais à la nature de ce que je fais dans l’une et l’autre partie. Dans la première je parle de l’adversaire, dont j’essaie de déconstruire les impostures conceptuelles, adversaire dont j’affine progressivement la nomination ; identitaire, autoritaire, autoridentitaire, et enfin, donc, libéral-autoritaire. Là, mon discours est pour ainsi dire un discours sur le discours : celui de M, et celui, par extension, de tout le bloc. Cela produit une partie assez théorique, même si j’essaie toujours de ramener le duel conceptuel à des enjeux concrets, qu’ils soient affectifs ou sociaux ou les deux.

Dans la seconde partie, je m’occupe davantage de mon périmètre amical, et de moi-même. Cette partie promeut une politique affirmative, donc elle est davantage affirmative, dans le sens où la plume ne s’adosse à rien d’autre qu’à sa propre force. Cela produit des énoncés plus nets, moins contournés. Certains lecteurs ont même parlé de lyrisme, voire de poésie.  Il est vrai que ces 150 pages ont été beaucoup moins difficiles à écrire que les 150 premières. Soudain tout coulait de source. Mais c’est le mouvement de pas mal de mes livres, et peut-être le cheminement de la joie : la joie va se chercher avec les dents. Elle se gagne au prix d’une lutte serrée pour d’abord mettre à distance les forces et les discours toxiques, morbides, avilissants.  Oui la joie nécessite qu’on commence par faire un sort à ce que Pialat aurait appelé la tristesse -tristesse de ces gens, médiocrité de leurs pauvres petites manœuvres de propriétaires ou de dominants apeurés.

Tu cites Pialat, ça tombe à point. Au-delà des divergences politiques que tu décris dans le livre, on retrouve aussi un rapport différent à l’art. Pour avoir échangé avec des individus qui ressemblent aux portraits du bouquin, un film revient souvent comme étendard quand le cinéma vient sur la table. Il s’agit de Fight Club. L’art occupait déjà une place importante dans Histoire de ta bêtise. C’est davantage en filigrane dans Notre joie mais quel constat fais-tu sur ces approches différentes ?

Puisque je prends souvent les idées pour des verbalisations d’affects, je tâche de me tenir au plan de la sensibilité. Ce que j’étudie, c’est la sensibilité de M, ce sont les affects directeurs du libéralisme autoritaire, ceux du néo-féminisme, ceux des Gilet jaunes, les miens. Donc mécaniquement je croise des objets qui mettent en jeu la sensibilité, à savoir des œuvres. Et par exemple le cinéma, qui seul parmi les arts (avec la musique pop) produit des œuvres suscitant l’attention commune. Fight club, donc, est plus qu’un film : c’est un point de ralliement. Il y a un Fight club club. Qui agrège à peu près le même genre d’individus que le fight club lui même : des mecs, assurément. Des mecs qui viennent retrouver la sauvagerie du male primitif en se battant. Des mecs qui veulent redevenir des vrais mecs dans une société qui, disent-ils, les humilient, les féminisent (crainte qu’exprime M pendant notre soirée).

Ici s’expose le noyau affectif de l’affaire : la question de la virilité. C’est très présent chez M et chez les zozos masculinistes qui font des vidéos sur YouTube c’est aussi central dans le corpus « républicain  », où l’autorité est indissociablement un désir d’homme à poigne qui remette de l’ordre dans tout ça. De Gaulle comme phallus fétiche. Le projet politique du Fight club est alors très sommaire – on les voit exploser des sièges de banque, c’est tout. Ce qui compte c’est ça : cette secte paramilitaire où les hommes peuvent se la donner. Dans le livre je conjecture, sans le savoir, que M est fan de Fight club. Il se trouve qu’il me l’a confirmé depuis. Avec des gens, on a peu de chances de se tromper, tant ils ont tendance à passer par les mêmes cases, les mêmes références, les mêmes citations.

Je peux imaginer que M aime aussi beaucoup Joker, autre film que j’analyse, dans le livre, comme le ralliement d’une colère sans autre finalité que son expression. Ce que j’appelle une colère de téléspectateur. Comme désormais il y a des colères d’internautes. Une colère qui monte seul chez soi face à l’écran, et ne rêve que de violences lapidaires. Une colère qui se croit politique et n’est que colère. 

«  Si jamais la colère nous anime, elle ne nous caractérise pas. Étant partout, la colère ne n’est pas ce qui nous distingue. Ce qui nous distingue, c’est la joie  », écris-tu vers la fin du livre. Il y a effectivement quelque chose de très émouvant dans la dernière partie de Notre joie. Tu déambules dans les rues de Lyon, épuisé par cette longue soirée de discussions. Cet épuisement est joyeux, ton corps souffre un peu mais tu sembles heureux de cette rencontre. Comment expliques-tu ce sentiment ?

La joie  telle que je l’entends est difficile à définir. Je m’y essaye dans le dernier tiers du livre. En tout cas elle n’a rien à voir avec une ponctuelle allégresse. Elle relève plutôt d’une humeur de base, une humeur constante, une humeur bonne, ce que Rosset appelle une bonne nature -que j’oppose à l’humeur mauvaise qui me semble caractériser le bloc autoritaire – une sorte de fâcherie avec le vivant, qui porte les concernés à vouloir l’arraisonner, contrôler, éduquer, rééduquer, embrigader, renommer, repeindre verbalement, romancer, etc. L’allégresse qui vient à mon corps en marchant dans la nuit lyonnaise après cette soirée mémorable a donc peu à voir avec la joie, et peu à voir aussi avec la soirée en question. C’est un fait de corps ponctuel, et qui procède d’une permutation d’affects.

Je passe en une heure de l’irritation lasse de ne pas trouver d’hôtel à l’euphorie de n’en pas trouver, et d’ainsi m’abandonner à la nuit. Une force me gagne. Je me sens disponible à tout. Il peut m’arriver (venir à moi) n’importe quoi, ce sera un don, ce sera une bonne nouvelle. J’ai ressenti très concrètement cette force cette nuit là pendant deux heures. Elle me donnait des ailes. Elle balayait la peur. La clé, c’est la force, et le thème de la joie revient par là : la joie c’est le sentiment d’une force vitale en soi. Cette force est absolument suffisante. Doué d’une telle force on ne s’en remet plus qu’à soi pour fabriquer sa vie. La tristesse du monde, la tristesse de ceux qui le régissent, la tristesse de leurs chiens de garde, la tristesse de la scène politique, n’existe plus. Nous ne voulons même plus en entendre parler.

Quels sont tes projets pour la suite ? 

Moins des projets que des chantiers en cours. Au premier chef un roman, que je finalise ces jours ci, et qui sortira en mars. Mais aussi un livre du collectif Othon sur Arles, qui fera suite à celui sur Valenciennes, que j’aime beaucoup. Ensuite je me donnerai le temps de tourner un nouveau docu en Mayenne, ma terre d’élection.

Notre joie de François Bégaudeau, collection Pauvert, dix-neuf euros.

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