CINÉMA

« First Cow » – Beignets dans l’amitié

© A24

Avec First Cow, Kelly Reichardt revient vers l’imaginaire du western et accomplit ce qui fait les qualités de son cinéma. Amour des personnages, économie des images et composition viscérale. Un film somme et l’un des plus réussis de l’année.

Dans le premier plan de First Cow, un conteneur traverse une rivière, au milieu d’une nature paisible. À la source de cette image, un paradoxe. Dans la promesse d’un film dont la temporalité est ancrée au XIXe siècle se noue l’idée que l’on pourrait raconter cette histoire au présent. Le contexte est dès lors suspendu. Le cadre saisit l’entièreté de la majesté contemporaine de l’objet, il y a la sensation qu’il n’y a plus de temps. Le plan est long, d’une douceur éternelle. Un envoûtement par les ondulations de l’eau et, plus tard, la découverte de deux squelettes eux-mêmes bercés par le son des oiseaux et grave du conteneur.

La manière des matières

Une introduction enveloppante comme l’intégralité du film de Kelly Reichardt envers le spectateur et ses personnages. Le suspense (la vitesse du conteneur, la révélation des squelettes) rencontre la matière et enfin l’histoire peut paraître. La rencontre entre Cookie, cuisinier, et King Lu, immigré chinois, dépend justement de cette altérité. Sur la construction d’une amitié, à laquelle le film va constamment avoir recours pour le bon déroulement de son récit, se calque un enjeu économique teinté de matières. Une vache, la première à arriver sur le sol américain et en particulier de l’Oregon. Elle produit le lait qui servira aux deux hommes de faire des beignets dont le délice n’a d’égal que leur part de marché. Profit significatif, mais dangereux puisque le duo vole le lait de la vache pour leur production.

Cookie et King Lu, jamais très loin l’un de l’autre / © A24

De la friture de l’huile au son du lait coulant dans le bol de Cookie, jusqu’à la boue collant ses bottes et la mélodie des hiboux qui inonde la nuit, théâtre des opérations de vol, Kelly Reichardt remodèle la vie américaine et ses rêves avec une envie de matières gracieuse, signe d’une mise en scène maîtresse dans l’art de la composition et de l’économie des images. En effet, il faut bien goûter les beignets pour rendre compte de leur fort potentiel. Ils sont aussi promoteurs d’avenir que de dangerosité vis-à-vis de la loi. C’est tout le goût de la réalisatrice pour la marge et la sincérité qui transpire. Toujours dans cette idée où l’histoire appartient à ses personnages et leurs rêves plutôt qu’à son contexte.

La grande histoire

C’est en filmant finalement très peu que le contexte du film se transforme en véritable observatoire des forces en présence. Dans un plan-séquence magistral gravant le lien entre les deux hommes pour le reste du film, Cookie décore avec des fleurs la cabane sauvage de son compagnon quand ce dernier est dehors à couper du bois. Aucun mot ne vaut un cadre d’or tel que celui-ci, dans sa position dans le récit, dans son rapport à l’espace. Cette nature qui a donné naissance à la cabane, sa structure comme sa décoration, est faite matière par l’économie qui lui est conférée.

Quels rêves pour Cookie dans son histoire ? / © A24

Cependant, dire que First Cow filme peu serait donc trahir les intentions de Kelly Reichardt. Elle a toujours su animer ce qui parfois relevait du rêve et du secret, ce qui pourrait, là aussi, représenter peu de choses, dans le réel. Mais tant de choses pour nous. King Lu parle d’un hôtel à San Francisco comme prochaine étape de cette vie d’entrepreneur, tandis que Cookie semble le suivre. Le film anime donc cette amitié passée à travers les désirs et les possibles d’une vie aux États-Unis. Dans la grande histoire se joint la petite.

Cette amitié est le point de vue de la réalisatrice sur à peu près tout ce qui compose son film. Si l’histoire du pays ne repose pas sur celle de ces hommes, c’est bien l’inverse qui pourrait se passer. Le seul et même point de vue, autre signe d’une économie des matières, confondant de fluidité et de sincérité. Une manière de faire aussi légère que gigantesque, à la hauteur de la grande Histoire, celle d’un cinéma à l’économie des mots et des images, pour mieux faire respirer le tout, au nom, aussi, de cette amitié entre Cookie et King Lu.

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