Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes.
Tout est parti de l’obsession d’un ami pour ce livre, Des fleurs pour Algernon. A peine atterri, il m’a traîné dans une librairie pour l’acheter. Face à son engouement, il était impossible pour moi de ne pas être attirée par ce roman qui est un pionnier de la science-fiction. Une fois la première page entamée, j’eus vite fait de le reposer sur la table. Toutes ces fautes d’orthographe rendaient la lecture impossible, et me donnaient la migraine. Mais finalement, n’est-ce pas là le véritable exploit de l’auteur ? Il en faut, du talent, pour écrire en faisant une faute par mot minimum. Presque autant de talent que pour transformer un retardé mental en génie.
Une histoire à la frontière du réel
Comme dit précédemment, le roman est considéré comme l’un des premiers récits de science-fiction moderne. Charlie Gordon, un jeune homme considéré comme arriéré mental, est choisi pour participer à une expérience. L’idée est de tripler son quotient intellectuel, le propulsant au stade de génie. Les scientifiques à l’origine de ce projet sont confiants : Algernon, la souris-test, est devenue extrêmement intelligente, sans effets secondaires. Si l’opération fonctionne sur Charlie Gordon, cela marquera le début d’une toute autre science, d’une toute autre vie.
L’arrière-plan est plutôt banal et terre-à-terre : une société prolétaire, un jeune homme au QI exceptionnellement bas, des découvertes scientifiques etc. Mais au-dessus plane l’ombre du dépassement humain, de la modification génétique et du remaniement de l’Homme pour en faire un surhomme. Ces deux notions se frôlent constamment dans le roman, permettant au lecteur de maintenir un pied dans le monde réel tout en se laissant divaguer dans le monde des « et si ». Et si le cerveau humain était génétiquement modifiable ? Si l’on pouvait créer des génies ? Et si, quand nous naissions, nous n’étions que l’étape une, le brouillon de nous-mêmes ?
Un récit personnel et épistolaire
Cette attention de forme que sont les fautes d’orthographe, Keyes l’explique lui-même, est totalement au service du fond. Au fur et à mesure que le roman avance, Charlie Gordon devient de plus en plus intelligent. Il fait donc de moins en moins de fautes. Il est passionnant de scruter chaque phrase pour en déceler l’orthographe changeante, mais aussi la syntaxe, la ponctuation, la grammaire. En quelques centaines de pages, c’est notre évolution à nous que nous revivons. De gamins maladroits écrivant phonétiquement, à adultes confirmés qui n’hésitent (presque) plus devant un mot difficile. Il est ainsi possible d’admirer la prouesse de l’auteur, de sciemment censurer son apprentissage, et également les progrès de Charlie Gordon.
Dans cette forme, rien n’a été mis à l’écart : chaque mot bien orthographié est justifié. Chaque progrès constaté est défendable. Keyes manie à la perfection l’équilibre de ses deux marionnettes, à savoir le texte et le personnage de Charlie Gordon. Ils avancent en parallèle, comme sur deux routes identiques, et se heurtent aux mêmes obstacles, aux mêmes soubresauts.
« Et les dix otres fois que nous avons recomancé Algernon a gagné a chaque cou pasque je trouvez pas le bones rais pour allé jusqu’a l’ARRIVEE. Ca m’a pas vecsé pasque j’ai regardé Algernon et j’ai apri a allé jusqu’au bou du birinte mème si ca me prant lontan. Je savez pas que les souris été aussi un télijente. »
Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon
Le format du roman, un journal tenu par Gordon, rend l’histoire encore plus personnelle. Ces « comptes rendus » sont un prétexte idéal pour mettre en avant les avantages du journal, tout en y gommant les inconvénients. On retrouve ainsi la dimension personnelle, déclarative, comme si l’on lisait une lettre qui nous était adressée. Mais la dimension descriptive n’est absolument pas oubliée, et est ici justifiée par les besoins de la science. De même, l’utilisation du « je » nous place à la hauteur de Charlie, et propose un jeu de miroirs qui se décuple à certains moments de l’histoire. Nous vivons, nous aussi, une expérience scientifique. Du fait de sa forme et sa syntaxe, Des fleurs pour Algernon est un roman aux allures de secret agréable à lire, et qui nous plonge subtilement dans son intrigue.
La bête humaine et le roi des rats
Au-delà de la dimension scientifique et science-fiction du roman, ce dernier pose des bases sociales intéressantes. De réels questionnements se forment, sur la place de l’humain au sein du groupe des espèces, mais aussi de la place des hommes entre eux. Finalement, les scientifiques humanisent Algernon mais considèrent Charlie comme un animal sur lequel effectuer des tests. Tout au long du roman, le protagoniste lui-même s’insurge du traitement qu’on lui réserve. Pourquoi, se dit-il, me considère-t-on comme un animal, juste parce que je n’ai pas la même intelligence que les autres ? La nature humaine ne tiendrait-elle donc uniquement qu’à son intelligence ? Cela voudrait donc dire qu’il y a des humains plus humains que d’autres. De même, si Algernon dépasse Charlie en intelligence, est-elle plus humaine que lui ?
Cette mise en scène de l’Homme comme la créature intelligente par excellence nous ramène au débat universel et intemporel du spécisme. Notre rapport aux animaux n’est finalement pas si différent de notre rapport aux autres Hommes. Il y a une constante recherche de supériorité qui sert de base aux conflits et aux inégalités. Et la recherche acharnée d’un potentiel intellectuel plus haut corrobore la théorie selon laquelle le savoir et le pouvoir sont intrinsèquement liés.
« Pourquoi est-il si important pour moi de lui dire : « Maman regarde, je ne suis plus un attardé. Je suis normal. Mieux que normal. Je suis un génie ! » »
Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon
A cela s’ajoute la ribambelle de sentiments et émotions humains qui varient au fur et à mesure de l’évolution de Charlie. D’abord aimé de tous malgré ses limites intellectuelles, son intelligence grandit en même temps que son malaise, ainsi que son inadaptation émotionnelle. Si le savoir est le pouvoir, bien, mais qu’en est-il de l’émotion ? Posée depuis toujours comme l’élément que la science ne peut quantifier avec certitude, cette dernière semble jouer un rôle bien plus important dans la construction humaine que ce que les scientifiques semblent démontrer. Et, si Charlie Gordon a la chance de devenir un génie, il n’en sera pas moins plus humain. Et nous non plus.