Dans Les dents de lait, les animaux ont blanchi, le soleil est chaque jour plus chaud, les oiseaux locaux ont disparu. Dans une région coupée du monde, on voit grandir Skalde. Les étranger.ère.s n’y sont plus les bienvenu.e.s.
Les dents de lait est le premier roman de l’autrice allemande Helene Bukowski. Comme Gabrielle Filteau-Chiba, elle a fait l’expérience de la solitude en pleine nature pour l’écriture de son roman. Entre catastrophe naturelle et superstitions, Skalde grandit. Sa mère, Edith, était une étrangère. Elle n’a jamais perdu ses dents de lait, et la torpeur qui l’habite intrigue. Tout le roman intrigue.
Il est impossible de le dater précisément – entre l’invention des voitures et celles des baskets – ni de le localiser. Les prénoms sonnent vaguement germaniques, ou scandinave — qui s’explique peut-être par la nationalité de l’autrice. Les habitant.e.s de la région portent des bijoux d’ambre. Edith est couverte de nacre. Et Skalde, elle, n’arrive pas à trouver sa place, ni auprès de sa mère, ni auprès des habitants qui la tolèrent mais ne l’intègrent pas. Et sont à l’affût de la moindre de ses erreurs.
Un décor apocalyptique
Le plus marquant dans ce roman, c’est le décor. Des paysages brûlés, des ponts détruits pour empêcher toute arrivée inopportune, une météo plus que capricieuse qui fait la loi dans la région depuis des années. Sans en être le sujet principal, l’urgence climatique traversée par nos sociétés actuelles sert de toile de fond. Et c’est également par elle que passe la méfiance humaine.
« Mais comme je dis toujours à Len : il faut prendre son mal en patience. L’été peut quand même pas durer éternellement. »
Les dents de lait, Helene Bukowski
La torpeur qui pèse sur la région est retranscrite par un vocabulaire précis et des descriptions soignées de la nature qui participent à l’escalade de tensions qui jalonnent le roman. Tout est maitrisée par l’autrice qui laisse les lecteur.rice.s dans l’attente de réponses qui ne viennent pas. Le flou ambiant qui règne sur la ville entraîne la lecture, et poser le roman devient presque impossible.
Un huis-clos maîtrisé
Le peu de personnages et le manque d’informations à leur sujet ne les empêchent pas d’avoir de l’épaisseur. Mais on en a vite fait le tour : après Skalde et Edith, puis Miesis, l’enfant, le reste des personnages se fond dans une masse menaçante.
« Dans la région, on s’aligne sur les autres, on s’adapte, c’est comme ça. C’est la seule raison pour laquelle on s’en sort encore relativement bien. Ici, on ne pense pas d’abord à soi, on pense à la communauté, à la région. Ça, c’est un truc que ta mère n’a jamais voulu comprendre. »
Les dents de lait, Helene Bukowski
Les personnages principaux, ces trois femmes, sont aussi mises à l’écart par leur individualité trop marquée. Elles sont trop différentes, étrangères aux coutumes d’une terre qui n’est pas la leur. En tout cas pour Edith et Meisis. Skalde est face à un dilemme plus particulier, car même en étant née dans la région (et ayant contrairement aux deux autres, perdu ses dents de lait), sa présence reste tout juste tolérée par les habitants : son père était l’un d’entre eux. D’ailleurs, les héroïnes font face à une menace majoritairement masculine qui use et abuse de ce terme si classique pour parler des étrangères : sorcière.
Sorcière, changelin, tout le vocabulaire fantastique qui diabolise la femme devient une excuse pour faire des héroïnes les moutons noirs de la communauté. Elles semblent enfermées un peu plus chaque jour dans un climat de peur et d’attente qui les pousse à prendre des décisions de plus en plus risquées. Helene Bukowski ne réduit cependant pas ses personnages à l’impuissance. La résilience devient un des mots d’ordre du trio, sous différentes formes et marques d’attention. Et leur ouvrira un horizon nouveau.
Les dents de lait, de Helene Bukowski, paru chez Gallmeister le 19 août 2021. 22,40€.