CINÉMA

(Re)Voir – « Le Quai des brumes » : Romantisme désabusé

Le Quai des brumes (1938) Carné © Studio Canal

Le Quai des Brumes est la seconde collaboration entre Carné et Prévert. Pierre angulaire du mouvement réalisme poétique, il permet de caractériser le courant le plus indéfinissable du cinéma. À voir sur Ciné + jusqu’au 31 octobre 2021.

Jean (Jean Gabin) est un déserteur de la coloniale. Il échoue au Havre pour définitivement échapper aux autorités. Croisant Nelly (Michèle Morgan) au Panama, bicoque délabrée et bar alternatif, il décide de la libérer de son tuteur, Zabel (Michel Simon) mais ce retard entraîne l’échec de sa fuite incarné par Lucien (Pierre Brasseur), une petite frappe dont Jean a attisé l’ire. L’idéal incarné par Jean et Nelly retourne dans la brume où il est né.

Manifeste onirique

D’abord, le mouvement réalisme poétique prend principalement racine dans l’expressionisme allemand. Son particularisme réside dans la prégnance des dialogues. L’essence même de l’expressionisme provient du muet, les dialogues y sont naturellement rares. Jean déserte et sa fuite est freinée par ses propres actions. Le héros du réalisme est cousin du protagoniste allemand. Il est construit comme un être tragique qui est écrasé par son propre déterminisme côté français, soumis par le destin et la société côté allemand. Cette conception littéraire des personnages est illustrée par les nombreuses adaptations d’œuvres de Flaubert, de Zola, etc.

Découlant du Front Populaire de 1936, la plupart des protagonistes chez Carné, Renoir ou Allégret sont d’origine et de condition modeste contrairement à l’appartenance noble ou bourgeoise de certains récits expressionnistes. Le contraste avec le traitement tragique des héros et la trivialité des enjeux éclaire le concept oxymorique de réalisme poétique. L’insouciance et l’inconséquence des Années Folles remplace l’angoisse et la folie d’après-guerre.

Le Troisième Homme (1949) Carol Reed © Tamasa Distribution

Stylistiquement, les deux mouvements se ressemblent sur l’importance donnée au décors dans la mise en scène. Pour exagérer le propos comme dans Nosferatu de Murnau, ou écraser le sujet au sein de la mythologie dans Les Niebelungen. Pour apporter de l’incertitude et de l’onirisme dans Le Quai des brumes. En outre, les lumières sont moins contrastées chez Carné formant un aplat d’ombres d’iso-intensité. Par exemple, dans le Jours se lève l’artifice de l’éclairage est bien moins visible que dans M le Maudit.

Le prototype noir

Le tandem Gabin-Morgan est une prémisse des relations cornéliennes des films noirs américains. La fuite en avant de Jean est semblable à la chute d’Harry dans Les Forbans de la nuit. Les conséquences directes des actions menées plongent les héros vers leurs pertes. Les personnages féminins du réalisme poétique sont plus intéressant que la plupart des rôles animant les films noirs. Souvent cantonnées à l’archétype de la femme fatale, les parties états-uniennes souffrent d’une grande inertie au sein de leurs propres codes. Si le cahier des charges américain a offert son lot de chef d’œuvres  : Phyllis dans Assurance sur la mort, Laura dans le film éponyme, etc., la nuance et la diversité des caractères français sont plus intéressantes à traiter.

Cette différence s’explique par l’antériorité du réalisme poétique et la divergence des patrons de schémas amoureux. De surcroit, l’image de la femme fatale est une réaction de l’idéal romantique américain. Tout droit sorti de l’imaginaire de cinéastes comme Borzage ou King Vidor, qui montraient l’importance de la relation passionnée-mesurée dans la réalisation masculine anglo-saxonne. Cette conception est plus ténue en France, préférant l’art du marivaudage aux dévoilements de sentiments. Le voile pudique est significativement plus présent dans les rapports homme-femme chez Carné que dans l’Intruse de Murnau ou L’Heure suprême de Borzage.

Le Quai des brumes (1938), Carné, © Studio Canal

Modernité industrielle

Ensuite, Le Quai des brumes se place en continuité dans le processus de starification des acteurs ou des actrices au cinéma. Gabin en particulier s’était concentré sur des rôles d’ouvriers, de soldats et de prolétaires. Cette constance dans les parties jouées, permet au spectateur de l’époque d’identifier Gabin et de le reconnaitre pour son talent. Ce mécanisme permet à l’industrie de se développer autour d’éléments forts. En permettant la pérennisation d’actrices ou d’acteurs limités aux second rôles comme Dalio, Pierre Brasseur, Michel Simon, Suzy Delair, Maria Casarès, etc.

Enfin, Le Quai des brumes signe l’entrée du cinéma français dans l’ère moderne. Ce dernier rentre dans un âge d’or pendant lequel la concurrence avec les films pré-codes hollywoodiens exerce une moins forte influence en France que le Hollywood de Cukor, Hitchcock, Ford etc. En effet, la résurrection d’un néo expressionisme allemand par Preminger, Lang, Reed, et la refonte de l’industrie cinématographique française à cause la Seconde Guerre mondiale, parachèvent la mort du réalisme poétique. Les dernières réminiscences sont incarnées par Cocteau avec Orphée ou Duvivier avec La Fête à Henriette. Alors, la conception artistique de Carné et Prévert va involuer, régresser. Le renouvèlement des vedettes se fait plus rare et finalement la conception de Clouzot a prévalu. S’axant sur une mise en scène plus directe, des dialogues plus universels, cette doctrine artistique résiste mieux à la pression du cinéma américain.

Le Quai des brumes est la clef de voute du mouvement qu’il fonde. Sa réalisation efficace et son histoire indémodable ont profondément marqué le cinéma mondial. Plus important, il interroge notre propre cinéphilie et notre rapport aux classiques comme aux modernes.

Le Quai de brumes sera diffusé sur Ciné + le 11 août à 20h50

Le Quai des brumes (1938), Carné, © Studio Canal

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