Le duo Olivier Peyon et Cyril Brody propose à travers Tokyo Shaking de retracer la tragédie Fukushima vécue par une expatriée française arrivée au Japon. Un long-métrage coup-de-poing, qui interroge avec subtilité et ironie l’humain et l’héroïsme en temps de crise.
Le 11 mars 2011, le Japon est frappé de plein fouet par un violent tsunami et un accident nucléaire. Cette catastrophe planétaire est restée dans les mémoires comme celle de Fukushima. Aujourd’hui, le pays asiatique peine à pleinement cicatriser de ses douloureuses plaies et à faire le deuil de l’incident. À travers le film Tokyo Shaking, Olivier Peyon revient sur la catastrophe par le biais du cinéma et selon le point de vue d’une française expatriée au Japon.
Le réalisateur parvient à rendre compte avec justesse et véracité le processus d’appréhension de ces événements par les populations locales. En passant de la minimisation des faits à la réalisation collective de ce qu’ils ont toujours été, un danger puissant et mortel. Les acteurs.rices Karine Viard (Alexandra), Stéphane Back (Amani) et Yumi Narita (Kimiko) délivrent en cela des performances remarquables, leur jeu transperçant les émotions, l’incompréhension autant que la résignation, au fur et à mesure que se déploie la terrible menace.
Début de journée
Alexandra (Karine Viard) s’installe avec sa famille à Tokyo après avoir acceptée un prestigieux poste de cadre à l’antenne japonaise du Crédit de France. Tout juste mutée à Tokyo, Alexandra tente de s’acclimater à des mœurs qui lui sont étrangères. Sur l’itinéraire qui lui permet de se rendre au travail cet anodin jour du 11 mars 2011, le décor du trajet routinier se déploie. La femme passe de transport en commun bondé à d’autres, jusqu’à se perdre dans la foule qui arpente les grands boulevards.
Une fois arrivée dans à son bureau, elle est rapidement priée par son chef (Philippe Uchan) de licencier sur ordre de la maison-mère parisienne. Lassée de se priver d’employé.e.s qualifié.e.s pour des raisons budgétaires, Alexandra prend pourtant la responsabilité d’autres. Elle convoque son stagiaire Amani (Stéphane Back), à qui elle vient ironiquement de proposer un poste, pour le congédier. Alors qu’elle s’attèle à cette formalité absurde, quelques secousses se font sentir. Tandis que gronde la colère d’Amani, stupéfait par l’injustice de son renvoi, le sol tremble de plus bel.
Tout va bien
Le.a spectateur.rice est amené.e à comprendre que les tremblements de terre sont des aléas familiers du quotidien japonais. Peut-être est-ce justement le piège de l’habitude qui fait que, dans un premier temps, personne ne s’inquiète. On vit constamment avec le danger. On apprend à le connaître et donc à le contrôler. Au point de justifier la non-réaction et la non-prise au sérieux.
Cette omniprésence et par conséquent banalisation du risque en vient à légitimer des dysfonctionnements qui n’ont pour logique que celle du profit. Même si les pôles internes chargés de la sécurité sont monnaie courante, celle du Crédit de France est ainsi victime de vaines promesses de financements. La responsable doit par exemple batailler pour obtenir suffisamment de casques de protection pour chaque salarié.
Quand surviennent les premières secousses le 11 mars 2011, c’est donc naturellement que les inquiétudes sont tout d’abord décrédibilisées. Les personnes suspicieuses sont infantilisées par un ton paternalisant légèrement moqueur. On se rassure avec de vaines rumeurs. Tokyo n’est pas concernée, la catastrophe est loin, nous pouvons continuer à vivre. Tout au moins pour garder la face.
L’illusion finit cependant par peu à peu se dissiper. Cette prise de conscience soudaine, qui fait passer l’inoffensif au létal, s’illustre à travers des angles de caméra décalés. Ces plans enferment les protagonistes dans l’écran tout comme dans le huis-clos dans lequel i.elles se sont confiné.e.s. Mais il est maintenant trop tard pour s’enfuir. Devant le flot d’images angoissantes, figurant l’écroulement littéral du monde, le malaise naît. L’image a basculé, pareillement au destin de celles et ceux qui vont vivre Fukushima.
Le Grand Effondrement
S’enchaînent alors mouvements de paniques et sensations extrêmes. Il devient compliqué de prendre contact avec ses proches, de savoir simplement ce qu’il est en train de se produire. On ne sait à quelle parole, média ou encore discours politique se fier. Les chaînes d’informations ne constituent désormais plus une aide mais bien un flot continu de consignes contradictoires. Les paroles saturent alors l’atmosphère alors qu’elles sont vides de sens.
Tandis que s’accroît la volonté de s’échapper avant que le nuage radioactif n’envahisse la capitale se mettent en place des stratégies de survie. Mais la hiérarchie fait toujours loi. Celle-ci est symbolisée par le personnage du chef Besse, homme riche, blanc et expatrié’ qui n’évalue l’espoir qu’à son coût. L’argent constitue par conséquent un leitmotiv central dans le film. C’est autour de cette ressource que s’articulent les rapports de domination (classe, genre, sexe, ethnie). C’est aussi à partir d’elle et du pouvoir qu’elle procure, que se profilent les possibilités qu’a un individu à partir.
Tokyo Shaking éclaire sur les mécanismes en temps de crise : fragilisation du domaine bancaire, spéculation abusive, anticipation décevante des risques humains et naturels. Il donne à voir la façon dont certain.e.s auraient du et pu faire quelque chose. Comment d’autres, au contraire, essaient de tirer leur épingle du jeu au seuil même de l’Apocalypse.
Le motif des vitres, jeu de miroir et objet de transparence, symbolise alors ces frontières invisibles dressées entre les individus. Elles formalisent des barrières immatérielles qui divisent au summum du chaos, reproduisant plus intensément les inégalités sociales. La place qu’occupe l’écran dans le long-métrage est représentative de cette ambivalence. Ordinateur, téléphone, télévision rassemblent et éloignent, informent autant qu’ils feignent de maîtriser ce qui se joue.
La charge sacrificielle
Tokyo Shaking dresse alors le portrait de personnages tiraillé.e.s devant leur impossibilité de choisir. Alexandra symbolise la notion de dilemme, puisque continuellement en tension entre sa volonté de protéger sa famille et sa volonté d’être loyale envers ses collègues. Elle oscille entre le bien des siens, le bien des autres, quitte à délaisser son bien à elle.
Ces prises de décision sont vecteurs d’un fort sentiment de culpabilité, entretenue par la famille d’Alexandra. Sa fille tient par exemple le carriérisme de sa mère comme responsable de leur déracinement. Son mari, présent exclusivement par écrans interposés, lui reproche sans cesse de ne pas penser à eux. Cette culpabilisation est tout aussi brutale dans le milieu professionnel. Le chef d’Alexandra lui intime de rester à Tokyo en usant de chantage. Selon lui, fuir reviendrait à donner raison à ceux qui ne voulaient pas l’embaucher car femme et mère.
« Je ne vais quand même pas mourir pour mon boulot ! »
Alexandra à son patron au téléphone, qui insiste pour qu’elle reste à son poste de travail, Tokyo Shaking, 2021.
La charge mentale colossale portée tant bien que mal, et sans reconnaissance, par Alexandra, s’appesantit ainsi peu à peu. D’autant plus en ce temps de crise, où il lui incombe bientôt, seule responsable à ne pas avoir désertée le champ de bataille, de choisir et d’annoncer qui méritent de partir et qui va devoir finalement rester.
Héro.ïne.s ?
Loin des standards cinématographiques attendus d’un film catastrophe, Tokyo Shaking déconstruit de la sorte le fait héroïque et la notion d’honneur. Olivier Peyon et Cyril Brody n’opposent pas en effet simplement le code traditionnel samouraï (bushido) a l’idéologie capitaliste occidentale pour résumer les comportements. Ils refusent la solution du manichéisme en mettant en perspective ces qualités pour montrer les raisons qui poussent certains à quitter le navire et d’autres à tenir. Les héro.ïne.s n’existent alors plus, l’honneur ne se manifeste plus universellement. Le sacrifice au nom de la communauté n’est parfois plus qu’une question de honte dissimulée, le courage qu’une politesse ou convention.
Tokyo Shaking s’affirme comme un film phare et fort. Il questionne tant avec subtilité que force le « vivre-ensemble. » Ici, dans un contexte de crise, de la déclaration de la menace jusqu’au vécu collectif de la catastrophe. Il n’oublie cependant pas de mettre en parallèle ces rapports de force nés de contextes extraordinaires en leur donnant aussi une portée dans le quotidien et au sein d’une métropole cosmopolite.
Le danger est alors autant élément perturbateur incompréhensible que personnage à part entière. Un protagoniste bien problématique puisqu’invisible et inconnu, avec lequel chacun.e apprend à vivre. Le film ouvre ainsi le dialogue sur l’intéressante thématique de la résilience, sur l’ « après », qui n’est pas évoquer les travaux des anthropologues Sophie Houdart (En déroute. Enquêter non loin de la centrale de Fukushima Daiichi, Japon, 2020) et Anna Lowenhaupt Tsing (Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, 2015).