À la UneCINÉMA

Rencontre avec Nine Antico – « J’ai pas dit je t’aime, j’ai dit j’éteins »

Playlist, un film de Nine Antico. © Atelier de production

À l’occasion de la sortie de Playlist, son premier long-métrage, nous avons eu le plaisir de rencontrer l’autrice et illustratrice Nine Antico, que l’on connaissait déjà pour son œuvre considérable dans la BD. Rencontre.

Depuis Le Goût du Paradis en 2008 elle s’est consacrée quasiment exclusivement aux héroïnes, celles du présent dans Girls Don’t Cry (2010), Tonight (2012), I Love Alice (2012), America (2017) et celles du passé  : Betty Page dans Coney Island Baby (2010), Pamela Des Barres  dans Autel California, (2 volumes, 2014 et 1016). En 2019 elle confie le scénario de Il était deux fois Arthur à Grégoire Carlé et sort Maléfiques, une relecture moderne et subversive du mythe des sorcières. Pendant des années on lui demandait si ses BDs étaient «  girly  », aujourd’hui on lui demande si son film est féministe, ce à quoi elle répond  : «  Je suis féministe et j’ai fait un film  ». Elle nous reçoit dans la cour d’un hôtel parisien au nom particulièrement adéquat pour parler de son film  : l’hôtel Grand Amour…

Avant Playlist il y a eu Tonite en 2013…

Le court-métrage c’était une façon de me tester comme réalisatrice. On avait répondu à une proposition de pastilles pour Canal Plus. Il fallait trouver une idée qui illustrerait mon univers. J’ai extrait le film d’un chapitre de ma BD (Tonight, 2012) qui montrait bien tout le potentiel dramatique que peut contenir une situation commune. Une nana décide de passer toute seule le nouvel an, elle essaye de se convaincre qu’elle en a envie mais elle attend l’appel d’un garçon avec qui elle aimerait bien finir la soirée.

Ça me faisait penser à une nouvelle géniale de Dorothy Parker, «  Le Coup de téléphone  », qui parle d’une fille qui pète les plombs en attendant qu’on l’appelle. L’autrice mêle humour et cruauté pour décrire ce terrible sentiment d’abandon. Dans Tonite, l’héroïne a décidé de regarder un film de Pasolini mais elle a loué SuperGrave en même temps… Avec Sophie-Marie Larrouy qui est vraiment, comme Sara Forestier, le genre de fille avec qui je peux vraiment m’identifier.

Est-ce que ce premier long-métrage est né lui aussi d’une réflexion sur la solitude et l’intime  ?

Le scénario a beaucoup bifurqué. Il a commencé un peu trop loin de moi. J’ai essayé de faire une fiction pseudo proche mais au départ je me suis perdue. J’avais commencé en co-écriture et je l’avais trop décalé. Pour ce film que je voyais vraiment comme mon premier et potentiellement mon seul film, j’ai écouté mes potes qui me disaient  : «  Si tu fais un film qui dit quelque chose de toi, que tu n’en fais pas d’autre, qu’est-ce que tu veux raconter  ?  ».

Ce que j’ai vécu de la manière la plus personnelle, sensible, vulnérable et enragée, c’est cette période entre vingt et vingt-cinq ans où je savais que je voulais aller vers le dessin – qui m’intéressait depuis l’enfance – mais j’étais comme une espèce de bulldozer, j’ouvrais mes chakras sur la musique, la liberté, les mecs, je dessinais dans tous les sens avec l’angoisse que ça ne marche pas et que les portes des écoles d’arts restent pour toujours fermées. À l’époque je faisais surtout de l’illustration, je ne pensais pas que je pourrais faire de la bande-dessinée, que j’avais quelque chose à raconter. C’était impossible de me projeter dans un récit long et puis c’est venu, touche par touche, chapitre par chapitre. C’ est aussi de cette manière que j’ai écrit le film. 

Et comment fais-tu pour donner forme à toutes ces idées  ?

J’ai essayé de donner un ton, inspiré des films que j’adore entre Génération 90 (Reality Bites de Ben Stiller, 1995), les films de Noah Baumbach comme Les Berkman se séparent (The Squid and the Whale, 2005) ou Frances Ha (2012), ceux de Jacques Rozier… Je voulais un univers de femmes, une quête initiatique… Et cette écriture s’est étendue sur plusieurs années en parallèle à mes BDs. Il y a des choses que j’avais depuis le début comme la voix-off ou les prénoms des mecs qui se rayent mais la sensation de vraiment savoir où je voulais aller est venue très tard. C’est pareil dans mes BDs, souvent je sais que je veux aller vers un sujet et comment le traiter globalement, mais la fin n’est jamais une évidence.

Nine Antico © Inès Carratié
Portrait de Nine Antico © Inès Carratié

Comment as-tu travaillé ce passé proche du film, qui me fait penser aux années 1990/2000 mais sans jamais vraiment les nommer  ?

C’est un ensemble de choses. La voix de Bertrand Belin qui fait le narrateur donne une couleur très «  Nouvelle Vague  » avec cette diction des années 1960 et la force graphique, le glamour du noir et blanc qui, pour moi, sera toujours lié à la découverte inoubliable d’Un Tramway nommé désir d’Elia Kazan (A Streetcar Named Desire, 1951). En BD aussi j’ai eu très tôt le goût des œuvres introspectives mais qui subliment la réalité comme celles de Daniel Clowes ou de Robert Crumb.

Je cherchais aussi à me rapprocher d’une esthétique «  années 1990  » notamment pour les fringues, pour le personnage de Sophie (Sara Forestier) et pour les gars. Pour Julia (Laetitia Dosch) on s’en est éloigné car je voulais aussi qu’elle dégage quelque chose de plus stable, de plus ancré, de plus sûre d’elle. C’est une Simone de Beauvoir mélangée à Stéphane Audran et Bernadette Lafont. Elle a une forme de tenue avec ses bodies et ses bandeaux face au personnage de Sara Forestier qui est plus relâché. 

Quelles sont les grandes peurs que l’on doit surmonter quand on tourne son premier film  ?

J’ai eu peur de manquer de moments de contemplation, de subjectivité, de scènes sans dialogues. Le temps du tournage était très compressé avec beaucoup de décors et de comédiens et un budget serré mais heureusement on a pu trouver le temps de filmer des plans où Sara marche et qui nous permettent de respirer. Une action menait toujours à une autre mais je craignais que cette mécanique de l’écriture nous fasse perdre le souffle de l’émotion. On l’a beaucoup travaillé et modelé avec le son et la musique. J’ai vraiment découvert le pouvoir du son, par exemple dans la scène finale où Benjamin et Sophie vont baiser alors que pendant tout le film ils n’ont fait que parler, on a trouvé l’émotion en enlevant tous les sons qui polluent comme ceux de frottements, de salive, etc. Il fallait les faire disparaître et oser le silence pour vraiment trouver l’émotion.

Playlist c’est un drame ou une comédie  ?

Comment est-ce qu’on disait avant  ? Comédie dramatique… Dramédie  ? Ça c’est le cinéma que je préfère. Il y a une émotion incroyable dans les comédies italiennes des années 1960 comme Le Fanfaron (Il sorpasso de Dino Risi, 1962), ou chez Fellini et Antonioni. Ils osent des ruptures légères, des glissements d’une émotion vers une autre. Et bien sûr je voulais qu’on comprenne pourquoi Sophie peut être émue par chaque mec qu’elle rencontre et leur laisser à tous le temps d’apparaître pleinement, avec leurs défauts et leurs qualités, sans les caricaturer.

Je trouve qu’il y a une ressemblance entre Playlist et le très beau À l’abordage de Guillaume Brac, il y a une recherche permanente de la vanne, de la phrase drôle, mais jamais au détriment des personnages comme dans certains films de Michel Audiard par exemple…

Je ne sais pas exactement où je place le curseur mais j’ai l’impression qu’il ne faut pas faire le malin. Je n’aime pas ces moments dans les films où on sent que les scénaristes se sont tapés l’épaule en plaçant un bon mot. Il y a aussi un travail au montage pour ne pas placer les phrases drôles comme des chutes mais les laisser traîner un peu, laisser un silence, une respiration. Mais quand on aime le dialogue comme moi il faut être très vigilant, tout en gardant ce goût pour la phrase qui va faire mouche.

C’est un art du portrait par un dialogue bref et incisif. «  Tu veux que je te mouille  » par exemple, c’est assez inoubliable… 

C’est comme ça que je me suis trouvée dans le dessin, en chopant une phrase des gens qui gravitaient autour de moi, et puis ça s’est mué en dialogue mais au départ c’était  : une personne, un portrait, une phrase. Beaucoup des phrases que j’ai entendues se sont retrouvées dans le film. Le dialogue «  j’ai pas dit je t’aime, j’ai dit j’éteins » vient de mon histoire personnelle. J’étais en couple et très amoureuse et on va pour s’endormir et là je dis «  j’éteins » et mon mec de l’époque me répond  : «  moi aussi  ». J’ai réutilisé ces choses que j’ai vécues comme «  tu veux que je te mouille  ?  » ou d’autres entendues et qui auraient pu arriver. Mes copines avaient bien aimé une phrase d’une des premières pages de Girls Don’t Cry qui avait été publiée dans le magazine Muteen  : «  je ne sais pas s’il a dit salut ou salope  ».

Quel est le premier plan que tu as tourné  ?

C’est le plan dans la cuisine avec Inas Chanti (qui joue Louise la coloc) où Sara est en train de dessiner. On avait décidé d’une journée assez «  huis-clos  » pour commencer et trouver notre rythme. La coloc lui dit qu’elle ne va pas faire sa vaisselle à sa place, et finit par lui montrer comment on donne un coup de boule. C’est fou ce coup de boule, c’est une des scènes dont les spectatrices les plus âgées me reparlent le plus…

Et le premier travelling  ?

C’était celui du restaurant. Les travellings c’était vraiment des jours de fête car il y en avait très peu dans le film. Ce sont des moments très préparés, chorégraphiés. J’avais en tête le travelling de Who’s That Knocking at My Door de Martin Scorsese (1967) qui donne une impression de mouvement perpétuel. C’est très addictif le travelling et le ralenti c’est pareil, il faut se contenir car tout est instantanément magnifique. Je me suis retenue de ne pas en mettre toutes les dix minutes  !

J’ai beaucoup pensé à ces héroïnes à l’énergie fracassante jouées par Gena Rowlands, ou à celles de Mystic Pizza de Donald Petrie (1988), d’Alice n’est plus ici de Scorsese (Alice Doesn’t Live here Anymore, 1974)…

J’avais envie qu’on ait envie d’être avec elles, qu’on ait envie de rentrer dans le film, qu’on ait envie d’être pote avec elles, comme quand on regarde Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991), on a envie de s’habiller comme les héroïnes, on a envie de mourir avec elles. Les films que tu cites sont populaires et en même temps ne brossent jamais le spectateur dans le sens du poil, ne leur dictent jamais ce qu’il faut penser. C’est un cinéma populaire au sens où on a envie d’en être.

On a envie de s’attarder, d’apprécier les détails et les costumes…

Les costumes de serveuses d’ailleurs sont exactement ceux de la série 2 Broke Girls (créée par Whitney Cummings et Michael Patrick King, 2011-2017) que moi je n’ai jamais vue mais j’avais un pote d’atelier qui était fan et j’avais découpé une pleine page d’un magazine sur cette série avec une photo de ces meufs en costumes. Quand j’étais serveuse chez Pizza Hut on avait un uniforme qui était vraiment loin de ce niveau de glamour et de stylisation. C’est une des raisons des influences très américaines de mon film et de mes BDs. Chez eux, un simple costume de serveuse va avoir une forme et une ligne remarquables, créer du fantasme et dire quelque chose du personnage.

© Atelier de production

Lorsque les filles entre elles se coiffent, fument, parlent de cul, on dirait qu’elle sortent tout droit d’un film de Jean Eustache.

Il y a même un plan qu’on appelait le «  plan Eustache  » qui était directement inspiré de La Maman et la putain (1973), c’est celui où elles se réconcilient et où Laetitia Dosch vient soutenir Sara Forestier et qu’elle lui dit que «  sa chatte a pété un câble  ». Toute cette discussion où elles se racontent face caméra j’ai pensé à lui… Et puis les actrices sont absolument géniales.

Le personnage de Sara Forestier est presque un alter ego, comment s’est passé la rencontre  ?

Je suis tombée amoureuse de son personnage dans L’Esquive (Abdellatif Kechiche, 2003) quand je l’ai découvert au moment de sa sortie en salle. J’ai éprouvé un véritable choc devant la description de cet univers qui montrait bien celui dans lequel j’avais grandi. J’aurais pu connaître cette fille et je reconnaissais sa force, sa vulnérabilité et sa poésie. Elle m’a à nouveau impressionné dans Suzanne (Katell Quillévéré, 2013) où elle avait montrait toute sa douceur et sa fragilité.

La rencontre avec Sara m’a confirmé toutes ces impressions et on a partagé nos dizaines d’anecdotes d’embrouilles dans les taxis. J’ai fait des pages de BD là-dessus, quand vers la vingtaine tu rentres un peu bourrée, que les mecs se permettent des choses, que tu te fais virer du taxi, etc. Mais Sara m’a battue de dix chapitres dans ce domaine et elle m’a séduite pas sa tchatche et son goût pour les histoires, par sa façon directe d’être et d’aborder les gens. Elle ne connaissait pas mon travail en BD et elle a vu quelque chose à la lecture du scénario que plein de gens ne voyaient pas.

Qu’est-ce qui t’a fait penser que Grégoire Colin pouvait être aussi drôle  ?

(Rires) Il a marqué mes années 1990-2000 avec La Vie rêvée des anges (Éric Zonca, 1998) et les films de Claire Denis. On ne sait jamais s’il est le mal ou le bien, il véhicule quelque chose d’extrêmement fort et ténébreux. On n’a même pas fait d’essais. C’était un pari mais le résultat a totalement dépassé nos attentes. Il nous faisait mourir de rire sur le plateau. Il faut plus l’utiliser en comédie  ! La première scène qu’on a tournée avec lui c’était celle du karaoké. Je voulais un plan à la Taking Off de Milos Forman (1971) qui filme les participants d’un radio crochet juste avant qu’ils entrent en scène, quand ils se chauffent.

Qu’est-ce que le titre, Playlist, évoque pour toi  ?

C’est peut-être ce moment où l’on passe de ce que l’on est sans se poser de questions à ce que l’on veut devenir, et la vie fait entrer comme un algorithme des choses que tu n’avais pas attendues. J’aime cette dualité  : ce que tu programmes et ce qui va être aléatoire, et puis comment ça s’agrémente de la playlist des autres. Il y a une symbolique amoureuse aussi  : la musique est liée aux garçons et vice-versa. Tu peux partager tel ou tel goût mais ça ne suffira pas forcément à créer l’étincelle.

Playlist c’est aussi une déclaration d’amour au légendaire chanteur texan Daniel Johnston (décédé en 2019) et à sa chanson «  True Love Will Find You in the End  ». Qu’est-ce qui te touche autant dans sa personne et sa musique  ?

Ce que j’adore dans cette chanson c’est le contraste entre cette affirmation si positive («  le grand amour finira toujours par te trouver  ») et la tristesse, la mélancolie qui se dégage de son interprétation. C’est comme un mantra qui se casse la gueule ou un pari raté. Quand j’ai vu Daniel Johnston en concert il y a des années, il était en jogging gris avec sa bouteille de coca sur son piano, mais il dégageait quelque chose de tellement fort et émouvant. J’étais allé le voir après en loge car je l’avais dessiné pendant le concert. J’ai toqué, j’ai ouvert la porte, il était là, prostré, il ne faisait rien et il m’a regardé. Il a aimé mes dessins et il les a mis sur son site.

Ce qui m’inspire chez lui c’est qu’il faisait les choses d’abord pour lui-même, ça a été aussi ma démarche depuis le début, depuis mes premiers fanzines. Comme chez Brian Wilson, les chansons de Daniel Johnston contiennent toute la tristesse humaine, on sent que pour eux chaque jour n’a pas été un arc-en-ciel, mais ils ont su transformer cette douleur, la sublimer. Ces artistes-là colmatent nos brèches. Ils recyclent leurs souffrances pour nous apprendre à vivre.

You may also like

More in À la Une