À la UneLITTÉRATUREMUSIQUE

Rencontre avec Mathilde Carton – « Les Riot Grrrls voulaient sortir les filles de leur chambre »

A l’aube des années 90, dans la fac d’Evergreen, des filles rebelles et prêtes à en découdre créent leur propre mouvement musical. Les Riot Grrrls sont punk, féministes et veulent avant tout initier une Revolution girl style now. Mathilde Carton retrace et analyse leur histoire dans son dernier livre. Nous l’avons rencontrée.

« Slut » marqué en lettres noires sur le ventre, textes féministes criés dans le micro et batterie binaire bien calée, voici trois éléments simples à propos du mouvement riche et complexe des Riot Grrrls. Au sein de groupes tels que Bikini Kill, Bratmobile ou encore Heavens To Betsy, ces musiciennes/militantes sont parties en croisade contre les lads envahissants du milieu musical. Dans son dernier essai sobrement intitulé Riot Grrrl, Mathilde Carton dépasse les clichés accolés au punk féministe et se penche sur la façon dont ces artistes américaines se sont organisées politiquement et culturellement pour envoyer chier le patriarcat.

« Aujourd’hui, même si ça commence à bouger du côté des majors – quelques femmes occupent des postes de direction – le milieu reste atrocement masculin. Tous les techniciens sont des hommes, les coulisses sont occupés majoritairement par des hommes, etc. Dès qu’il y a du pouvoir et de l’argent, il y a des hommes. »

Mathilde Carton

Ton livre est la continuité d’un mémoire que tu as commencé en 2009. Comment cet intérêt pour les Riot Grrrls est né chez toi  ?

Lorsque j’étais étudiante à Science-Po Lille, j’ai fait mon année d’échange universitaire aux Etats-Unis. C’est là-bas que j’ai suivi mes tout premiers cours d’étude de genre. Ça a été comme une révélation, tu n’arrives plus à ne pas voir les mécanismes à l’œuvre. Comme j’aimais énormément la musique (je pigeais déjà pour les pages culture de Libération), j’ai eu envie de croiser la sociologie au rock n’ roll. En grattant un peu, tu t’aperçois qu’il y a une relation très ambivalente entre le féminisme et le milieu musical. Par exemple, il y a eu le mouvement Rock Against Sexism dans les années 70-80. Malheureusement, ces initiatives n’étaient que des coups d’épée dans l’eau. Elles n’ont pas entraîné de réels changements au sein de l’industrie musicale. Les femmes de cette époque te racontent qu’elles avaient peur d’être catégorisées comme féministes et qu’il n’y avait pas vraiment de solidarité de groupe.

Cette peur de l’étiquetage «  féministe  » dont tu parles se retrouve dans les articles de presse que tu cites. On peut voir que les mêmes procédés de diabolisation et d’infantilisation des féministes sont encore présents aujourd’hui.

C’est sûr  ! Prenons, par exemple, le terme de «  féminazies  » que l’on retrouve dans le discours d’Eric Zemmour. Il a d’abord été inventé par Rush Limbaugh en 1990. C’était un éditorialiste conservateur et un porte-parole de la sphère réactionnaire américaine. Aujourd’hui, ce mot est rentré dans notre discours médiatique via CNews et toutes les plateformes plus que droitières. Les Riot Grrrls elles-mêmes émergent en réaction à ce discours. Et c’est pourquoi ce mouvement est vraiment intéressant à raconter pour nous, Français.es, trente ans plus tard. Toutes les thématiques qu’elles abordent sont celles dont nous n’arrivons pas à nous défaire.

Dans ton analyse des Riot, tu parles du fait que la majorité des filles étaient blanches et issues de la classe moyenne américaine. Mais on voit aussi que le mouvement était très hétérocentré.

Comme je suis moi-même hétérosexuelle et que mon fil rouge narratif, c’est la chanteuse de Bikini Kill Kathleen Hanna [elle aussi hétérosexuelle. NDLR], c’est peut-être ce regard là que tu as perçu. Il y a bien sûr des filles lesbiennes au sein du mouvement : par exemple, la meilleure amie de Kathleen, Tammy Rae Carland tenait le fanzine I <3 Amy Carter dans lequel elle explorait son identité et sa sexualité. Tout comme Jüne Pla et son livre Jouissance Club que l’on peut lire aujourd’hui, Tammy Rae écrivait déjà des manuels de masturbation féminine. Elle proposait quelque chose de beaucoup plus inclusif. Par ailleurs, il y avait pas mal de filles bisexuelles. Kathleen Hanna me l’a confirmé en interview, elles ne partaient en tournée qu’avec des personnes qu’elles trouvaient mignonnes. (rire) C’est drôle de voir que dans ses journaux intimes, il y a la juxtaposition de théories féministes et de passages tels que  :  «  Ah, elle est trop mignonne celle-là, j’ai trop envie de la choper  !  ». C’est génial parce qu’elles ont beau porter un idéal politique très fort, elles restent quand même des jeunes filles au cœur qui bat. (rire)

Finalement, ce terme de «  grrrl  » est très intéressant parce qu’il rend compte d’une contre-culture portée par des personnes qui ne sont plus des enfants mais pas encore des adultes. Aussi, dans cette logique d’enfant-trash, tu parles du proto-twee [genre esthétique se rattachant à la candeur NDLR] et du style Kinderwhore [genre vestimentaire féministe qui se réapproprie les codes de la féminité jeune en les détournant NDLR] . Est-ce qu’aujourd’hui, tu retrouves ce mouvement chez certaines artistes  ?

Pour parler franchement, je ne suis pas sûre de retrouver le côté girly un peu cucul que les Riot ont rendu subversif. Parce que ce choix du retour à l’enfance était un engagement politique. Il faut bien comprendre que la deuxième vague féministe des années 70 se concentrait sur «  la femme  ». La construction de la sexualité, de la féminité – en tant que femme puis en tant que mère car c’était très associé à l’époque – se trouvait au centre du débat. Dans les années 90, un changement social se met en place. Les femmes sont rentrées sur le marché du travail et les filles restent plus longtemps chez leurs parents. Elles ont plus de temps pour étudier, pour découvrir leur sexualité et leurs centres d’intérêt. De fait, le terme de «  grrrl  » se met un peu en porte-à-faux avec celui de « femme  ». Être une fille ne suppose pas nécessairement avoir une sexualité. Cela permet de s’emparer des sentiments que tu pouvais ressentir lorsque tu étais fillette. Tu reviens à une époque où le regard des hommes n’était pas aussi présent et où il n’y avait pas encore de compétition sexuelle. Tu es amie avec ta meilleure amie et tu l’aimes sincèrement.


℗ 2015 Bikini Kill Records

C’est d’ailleurs ce qu’elles disent dans les fanzines. Elles incitent toutes les filles à être meilleures amies.

Exactement  ! Ce sont les paroles de «  Rebel Girl  ». Ce message arrive dans un contexte politique où les jeunes filles inquiètent énormément les médias et la classe politique étasunienne. Il y a notamment la pédopsychiatre Mary Pipher qui écrit un livre intitulé Reviving Ophelia dans lequel elle raconte que les filles des années 90 sont en crise. Elles sont anorexiques et complexées, elles couchent de plus en plus tôt. Le taux de suicide est 500 fois supérieur à celui des jeunes filles dans les années 1950. Le livre est alarmiste, et même s’il pointe la société américaine comme responsable de cette crise, il n’ en reste pas moins qu’il stigmatise aussi toutes celles qui ne rentrent pas dans le rang. En pointant les dérives de cette nouvelle génération, Mary Pipher l’enferme aussi dans une caricature.

Ça me fait un peu penser à Kate Moss.

A la différence que Kate Moss était majeure et gagnait bien sa vie. Là, je te parle des ados qui se scarifiaient et qui avaient des problèmes d’estime d’elles-mêmes. Les Riot Grrrls répondaient à ce discours extrêmement négatif en revendiquant la force et l’énergie présentes chez ces filles.

Dans ton livre, tu parles également du fait que les Riot Grrrls arrivent dans une période de backlash [S.Faludi, retour vers un conservatisme sévère après une avancée sociale progressiste NDLR]. Aujourd’hui, compte tenu du contexte politique assez violent envers les féministes, est-ce que tu vois des groupes qui sont en train d’émerger dans la même veine que les Riot ?

Musicalement, on peut parler de Big Joanie au Royaume-Uni, qui faisait d’ailleurs la première partie de Bikini Kill lors de leur tournée de reformation en 2019. Il y a aussi les Linda Lindas aux Etats-Unis. Dans une vidéo virale où elles donnent un concert dans une bibliothèque, la batteuse porte un t-shirt de Bikini Kill. C’est politiquement, à mon avis, que l’héritage est le plus fort. Il y a une conscientisation générale des enjeux sexistes au sein de l’industrie musicale. #MusicToo, par exemple, a fait en sorte que des femmes – anonymes ou non – racontent leurs expériences comme les Riot le faisaient dans leurs fanzines. Ce qui fait la beauté des Riot Grrrls, c’est que leur héritage s’est infusé dans la culture. Et heureusement que la société les a enfin rattrapées  !

« De fait, le terme de «  grrrl  » se met un peu en porte-à-faux avec celui de femme. Être une fille ne suppose pas nécessairement avoir une sexualité. (…) Tu reviens à une époque où le regard des hommes n’était pas aussi présent et où il n’y avait pas encore de compétition sexuelle. »

Mathilde Carton

Oui parce que pendant longtemps, quand on pensait à la scène rock des années 90, on pensait surtout à Nirvana et pas forcément aux Riot Grrrls. Maintenant, ça commence à bouger.

Disons que musicalement, elles ne sont pas virtuoses. Elles ont changé les choses par leur énergie et leur engagement politique mais pas par leur musique. Et encore, elles sont restées à la marge. En tout cas, elles ont démarré un mouvement.

Le fait que l’on parle de Nirvana me fait évidemment penser au couple Kurt Cobain/Courtney Love. Cette dernière n’appréciait pas du tout les Riot. Elle a même monté un groupe avec son mec pour se moquer des filles.

Exactement  ! Non seulement elle les déteste et elle les dénigre dès qu’elle le peut mais en plus elle va même agresser Kathleen Hanna lors du festival de Lollapalooza de 1995. Courtney Love, c’est un monstre  ! Elle est absolument fascinante. Elle incarne vraiment ces femmes qui évoluent dans le punk mais qui n’ont pas de conscience de groupe. Elle comprend bien l’enjeu d’être féministe mais pas l’idée d’avancer ensemble pour changer les choses. Par ailleurs, elle est jalouse de Kathleen Hanna et de Tobi Vail. D’abord parce qu’elles ont connu Kurt Cobain avant elle mais aussi parce qu’elles vont être adoubées par Kim Gordon et Joan Jett.

Je trouve que tu montres bien les différents aspects de la sororité – parfois très présente comme parfois inexistante. Dans un premier temps, les filles sont comme des sœurs et ensuite les réunions se transforment en « Jeux Olympiques de l’oppression  » comme le dit bell hooks que tu cites dans ton bouquin.

C’est vraiment ça  ! Au tout début, elles sont très copines parce qu’elles viennent du même endroit  : la fac d’Evergreen. Elles maîtrisent les codes de la contre-culture punk, elles aiment la musique… Disons qu’elles partagent le même capital culturel. A partir du moment où elles s’ouvrent aux autres – et c’est ce qu’elles appellent de leur vœux lorsqu’elles parlent de révolution – cela devient douloureux. Elles se renferment face au regard des journalistes et aussi face à celui des hommes qui sont devenus trop présents. Elles vont développer un réflexe de protection à l’égard des nouvelles filles qui rejoignent le mouvement après avoir lu un article dans le New-York Times ou dans Newsweek. D’un côté, tu as le vœu de changer le monde en agrégeant le plus grand nombre. De l’autre, tu juges les nouvelles arrivantes car elles ne sont pas comme toi.

“Cherry Bomb”, album Pottymouth, Bratmobile. Label Kill Rock Stars

Tout à l’heure, tu me parlais de #MusicToo. Or dans ton livre, tu cites Allison Wolfe [chanteuse de Bratmobile NDLR] qui dit regretter de ne pas avoir fondé son propre label. Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui, comme à l’époque, c’est ce qu’il manque aux femmes musiciennes  : des labels qui seraient gérés par des femmes pour les femmes  ? Ça aurait pu faire tenir le mouvement plus longtemps  ?

J’en suis sûre. Parce que leur volonté anticapitaliste radicale et amatrice – elles n’avaient pas de manager, pas de promoteur, personne sauf elles-mêmes – a généré des tensions qui se sont rajoutées aux tensions internes mais aussi à la violence des hommes qui les poursuivaient constamment. Aujourd’hui, même si ça commence à bouger du côté des majors – quelques femmes occupent des postes de direction – le milieu reste atrocement masculin. Tous les techniciens sont des hommes, les coulisses sont occupés majoritairement par des hommes, etc. Dès qu’il y a du pouvoir et de l’argent, il y a des hommes. S’il y avait un label féminin et féministe, je pense que les musiciennes seraient plus en confiance. Il n’y aurait peut-être pas les histoires que l’on voit avec #MusicToo.

C’est la même chose quand tu nous parles des festivals exclusivement féminins comme Lilith Fair ou Ladyfest. Ça fait rêver  ! C’est incroyable qu’il n’y ait jamais eu ça en France, du moins pas à une si grande échelle.

Aux États-Unis non plus  ! Au tout début de Lilith Fair, tout le monde disait à Sarah McLachlan que son idée était nulle. Elle a fait sa première tournée de test avec quatre artistes à l’affiche puis elle a lancé le concert et ça a été un carton. C’est qu’il y a une demande  ! Quand tu lis des témoignages de festivalières, elles t’expliquent que tout le monde est sympa, que les filles sont gentilles. Tu papotes à la queue des toilettes et tu n’as pas peur de te faire agresser ou violer.

Ni de te faire bousculer dans la foule. L’espace du concert n’est plus dominé par les hommes.

Bien-sûr  ! Parce qu’en fait tout est question d’espace. C’est ça qu’il faut revendiquer  : l’espace de la fosse mais aussi l’espace de la scène, des coulisses et de la maison de disque. Pour l’instant, je ne suis pas sûre qu’on ait beaucoup de place.

L’espace de création du mouvement des Riot Grrrls est intéressant car il prend racine dans les chambres universitaires mais il porte un message très politique qui tend à sortir de l’intime.

Oui car la culture des filles, en général, c’est une culture de chambre. Je pense que toi comme moi, on a passé notre enfance dans notre chambre – à lire des bouquins, dessiner, écouter de la musique. Là où les garçons sont encouragés à sortir, à discuter. Le problème, c’est que c’est à la fois un environnement fabuleux pour développer ton esprit mais ça a aussi un côté prison. Lorsque tu racontes tes secrets et tes blessures dans tes journaux intimes, tu restes isolée. Or, les Riot Grrrls voulaient sortir les filles de leur chambre pour les mettre dans une position de production dans laquelle elles s’expriment. Ce groupe de parole est fabuleux parce qu’il incarne le slogan «  personal is political  ». En racontant tes petites vexations à d’autres, tu mets rapidement à jour un système. Et donc tu seras capable de répondre à une structure de pouvoir qui maintient les discriminations dont tu es victime.

Tu conclues avec les descendantes des Riot Grrrls – Alanis Morissette, Fiona Apple, Gossip, Miley Cyrus mais surtout les Spice Girls. Je trouve que ce n’est pas un lien si évident à faire – le seul point commun, a priori, étant le mot «  girl  ».

Et pourtant  ! Toi, tu n’as pas dû connaître le grand moment des Spice Girls avec leurs platform-shoes horribles mais moi j’étais en plein dans ce « girl power » de cours de récré. Ce concept, développé par Kathleen Hanna et Tobi Vail, est complètement récupéré par les Spice Girls. Nous étions dans une époque d’avant Internet. Donc pour capter des idées novatrices, les majors puisent dans la contre-culture. Par exemple, cela donne Madonna qui découvre le voguing.

C’est un peu de la réappropriation culturelle.

D’une certaine façon. Mais tu peux aussi voir cela comme une mise en lumière de quelque chose qui était discriminé. En fait, cela participe à normaliser des phénomènes contre-culturels. Moi je serai moins dure que toi là-dessus. Effectivement, Madonna va se faire du fric en produisant le tube qu’on connaît mais d’un autre côté, elle le légitime aussi.

Et pour ce qui est des Riot Grrrls  ?

Dans le cadre des Riot, c’est un peu pareil. Les majors vont prendre le pouls de ce qu’il se passe. D’un côté, la colère et les textes francs vont se retrouver chez Alanis Morissette. De l’autre, le discours autour du «  girl power  » et de la solidarité féminine vont être passés à la moulinette par les Spice Girls. Quand Bikini Kill part en tournée en Angleterre, l’événement est retentissant. Il faut savoir que la Grande-Bretagne, contrairement aux États-Unis ou à la France, n’est pas vraiment classiste en matière de musique. Dans les pubs, tu peux écouter de la pop comme du metal. Deux ados londoniennes vont donc reprendre le style des Riot Grrrls et fonder le groupe Shampoo. Elles sont alors les premières à faire le lien entre la pop classique que l’on écoute à la radio et le punk féministe. Or il y a une fille qui est super fan de Shampoo, c’est Geri Halliwell. Geri reprend ce message et catapulte sa version marketée sur toutes les radios du monde. Les Spice Girls ne vont pas te proposer de faire la révolution. Elles vont plutôt t’inciter à acheter des trucs. Tandis que les Riot Grrrls voulaient simplement que les filles s’emparent de leurs instruments de musique.

Riot Grrrl – Revolution Girl Style Now, par Mathilde Carton, édition Le Mot et le reste. 20 euros.

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

    You may also like

    More in À la Une