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Rencontre avec Fernando Trueba – « Je pense que j’ai plus de projets que de temps à vivre »

Fernando Trueba
© Nour Films

À l’occasion de la sortie de son dernier film, L’oubli que nous serons, nous sommes partis à la rencontre du réalisateur espagnol Fernando Trueba. Au détour d’un petit hôtel du 6ème arrondissement de Paris et dans un français impeccable, il s’est confié à nous sur la genèse de son projet. Et sur l’envie d’adapter au cinéma l’histoire d’un homme profondément humaniste. 

Initialement, L’oubli que nous serons est un roman écrit par le fils du médecin Hector Abad. Comment avez-vous découvert ce livre pour la première fois  ? Qu’est-ce qui vous a plu dans ce livre  ? 

Quand le livre a été publié, j’ai lu deux articles très élogieux à son sujet. Je l’ai acheté et j’ai été très touché, ému par le livre. Mais je n’ai pas pensé tout de suite à en faire un film. Je ne me suis pas posé la question. Après, je me souviens que Javier Camara est passé à la maison pour me dire au revoir, il partait en Colombie tourner la deuxième saison de Narcos. Il me dit «  j’ai mis deux livre de Gabriel Garcia Marquez pour les lire là-bas  » et je lui ai dit, si tu vas en Colombie, c’est ça le livre que tu dois lire. Et je lui ai donné L’oubli que nous serons. 

Si vous avez beaucoup aimé le livre, vous n’aviez en revanche jamais songé à en faire un film. Vous avez même refusé quand on vous a proposé de l’adapter une première fois. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis  ? Pourquoi vous êtes finalement décidé à l’adapter  ? 

Au tout début j’ai refusé de faire le film, oui. J’ai changé d’avis parce que ça m’a obligé à réfléchir sur l’existence d’une approche cinématographique de cette histoire. Si je pouvais faire mienne cette histoire. Finalement, je me suis rendu compte que c’était surtout une histoire d’amour, plus qu’un film politique ou historique. D’amour entre un fils et son père et plus globalement au sein de cette grande famille. J’ai senti que j’allais le regretter si je ne faisais pas ce film. Il fallait essayer. 

J’aime beaucoup le cinéma classique, Ford, Renoir, Wilder, etc. Ici, il y avait un matériel très humaniste. Celui d’un cinéma qui ne se pratique plus et celui dans lequel je me sens à l’aise. 

Vous n’avez pas travaillé avec l’auteur pour adapter ce roman, alors qu’il est encore en vie, tout comme la famille du docteur Hector Abad. Pourquoi cela  ?

Au tout début, je voulais que l’on adapte le scénario ensemble. Je pensais à ce qui est dans le livre et les informations qui ne figurent pas dedans. Mais l’auteur m’a dit  : «  Je ne peux pas, pour deux raisons. D’abord parce que ce livre je l’ai écrit en pleurant de la première à la dernière page, ça m’a pris vingt ans de trouver le courage de l’écrire. Je l’ai écrit surtout pour que mes deux enfants connaissent leur grand-père. Et puis écrire la même histoire à nouveau, ce serait ouvrir la blessure une nouvelle fois. En plus, je n’y connais rien au cinéma.  »

Alors je me suis dit, bon, je vais écrire ça tout seul. Les producteurs m’ont demandé si je connaissais quelqu’un de confiance pour écrire le film avec moi. J’ai tout de suite pensé à mon frère, David. J’ai eu de la chance, il était disponible en ce moment. Alors on a écrit le scénario ensemble. 

©Nour Films

D’ailleurs, vous n’avez adapté le roman qu’en partie. Il y a dans votre film l’enfance du fils du médecin et le début de l’âge adulte. Pourquoi avoir fait ce choix-là  ? 

Le livre se compose de plein de souvenirs, de moments qui appartiennent à la mémoire d’Héctor. La décision qu’on a prise, comme dans le cinéma on ne peut pas raconter vingt-cinq ans, la seule façon de faire ça c’est de tout concentrer à deux moments. Un autour de l’enfance, l’autre autour de la mort. Ce n’est pas facile parce qu’il fallait trouver des acteurs d’âge moyen, que l’on pouvait rajeunir puis vieillir. Il fallait aussi incarner des personnages avec deux acteurs, un pour l’enfance, l’autre pour l’âge adulte. Puis créer une illusion d’optique, celle du passage du temps. 

Il y avait tellement d’histoire dans le livre, il s’agissait pour nous de trouver ce qui laissait le plus de possibilités cinématographiques. 

Vous êtes-vous autorisé à prendre quelques libertés par rapport au roman  ? J’ai cru comprendre que certains passages du film ne sont pas dans le livre. 

J’ai ajouté des choses qui ne figuraient pas dans le livre. Mais je n’ai rien inventé, ce sont des choses que j’ai découvertes. Je ne voulais pas utiliser des choses extérieures à cette histoire. J’ai par exemple utilisé des photos retrouvées dans la maison de la famille Abad pour reconstituer certains personnages. Je regardais les photos et j’essayais de savoir ce qui se passait dans la tête des personnages. Ce n’est pas quelque chose que j’ai inventé, c’était organique. 

Le roman se déroule en Colombie  ; même s’il est question principalement de l’histoire de père de famille, son destin est très lié au contexte politico-économique colombien, notamment l’omniprésence des narco-traficants et l’absence de gouvernants compétents. Vous, vous êtes espagnol. Cela n’a-t-il pas été difficile de restituer l’atmosphère de ce pays durant les années 70-80  ? Comment vous vous y êtes pris  ? 

C’était délicat, mais pas impossible. J’ai essayé de me documenter le plus tôt possible, de lire sur le pays, de parler avec ses habitants, j’ai beaucoup d’amis là-bas. Il faut être très humble et prudent, parce qu’on peut faire des erreurs, évidemment. Mais j’ai eu des complices formidables qui m’ont beaucoup aidé. On le dit tout le temps, mais c’est vrai. Un film, c’est un vrai travail collectif. 

Par ailleurs, dans le film, on ne voit presque pas les narco-trafiquants, ni le contexte politique qui menacent la vie du docteur. On sent qu’il court un risque, que cela pèse sur sa vie et son futur, mais ils ne sont que très peu représentés à l’écran. Est-ce un parti pris de votre part de ne pas entrer dans les détails politiques où est-ce simplement par fidélité au livre  ? 

Je ne voulais pas faire un film sociologique ni politique. Mon but, c’était de raconter l’histoire de cette famille. La violence est là, certes. Mais on a évité les gros plans sur la police, les pompiers, la violence de l’extérieur. On est restés focalisés sur la famille, sur l’intérieur. 

À l’exception de Javier Cámara, tout le casting du film est colombien. Pourquoi avoir choisi cet acteur  ? Vous auriez pu par exemple prendre un acteur colombien pour le rôle-titre. 

C’était l’idée au début, de prendre seulement des acteurs colombiens. Mais l’auteur m’avait dit qu’un acteur espagnol lui rappelait beaucoup son père. Je me suis moi-même dit, dès le départ, dommage que Javier Cámara ne soit pas colombien. Au final, je me suis dit, Javier va parfaitement le faire. Il a quelque chose de plus que la ressemblance ou l’accent. Il est comme le personnage d’Héctor, qui riait tout le temps, qui était amoureux de la vie. Cette joie de vivre, Javier l’a et c’est ce qu’il me fallait pour le film. 

© Nour Films

J’ai cru comprendre que même les équipes techniques étaient colombiennes. Est-ce que ça vous a forcé à travailler différemment  ? 

Non. Seulement, je devais parfois expliquer des choses à des équipes qui ne connaissaient pas ma manière de travailler. 

 Le film est divisé en deux parties. Vous avez choisi de représenter l’enfance avec beaucoup de couleurs, très chaleureuses, tandis que l’âge adulte est filmé en noir et blanc. Comment ce choix s’est-il imposé à vous  ? 

C’est quelque chose que j’avais en tête, avant de faire le film. Quand on pense à son enfance, on ne la voit pas de la même manière que le présent. Il y a quelque chose d’idéalisé, de réélaboré par la mémoire. C’était mon intuition. Ce n’était pas conceptuel.

Je me suis demandé pourquoi à l’âge adulte, le garçon avait traité son père de «  vaniteux  ». Il a l’air très humaniste dans le film, très attentionné. Est-ce qu’Hector Abad ouvre les yeux sur son père en grandissant  ? Le portrait qu’il en fait depuis le début est pourtant très élogieux. 

C’est ce qu’on appelle «  tuer le père  ». Il y a des moments de crise, c’est vrai. Le fils avait certains choses à reprocher à son fils, c’est sûr. Mais même quand on fait le bien autour de soi, il y a une part de vanité. Il me semble que la vanité, comme l’ambition, peut être bonne parfois. 

Vous êtes-vous inspiré d’autres films pour réaliser ce portrait d’une famille parfaite  ? Avec toutes ces sœurs et cette heureuse complicité au sein du foyer, on a l’impression de revivre des histoires comme Les quatre filles du Docteur March de Louisa May Alcott, par exemple. 

J’ai essayé de faire vivre cette famille du mieux que je pouvais. De l’aimer, aussi. J’ai une limite, vous savez, j’ai besoin d’aimer mes personnages. Si demain on me propose de faire un film sur Pinochet, Hitler ou Franco, je ne peux pas le faire. Quand on fait un film, on doit être prêt à vivre avec ses personnages. Eux, je les aimais beaucoup. Avec leurs contradictions, leurs défauts, tout. 

À la fin du film, un grand défilé a lieu en l’honneur du médecin Hector Abad. Savez-vous s’il a été aussi populaire de son vivant  ? 

Si on regarde les images, on reste stupéfait. Dans le film, on n’a pas reproduit la grandeur de ces manifestations. Mais tout le monde était là, à Medellín. Ça n’était pas une question de production, mais je voulais faire une scène qui défile et se focalise sur la famille. 

La famille d’Hector Abad et son fils qui a écrit le roman sont eux-mêmes encore en vie. Avez-vous pu les rencontrer  ? Comment ont-ils réagi quand ils ont su que vous alliez adapter l’histoire de leur famille en film  ? 

Oui, ils savaient que j’allais faire ce film-là sur eux. Je les ai rencontrés, j’ai beaucoup discuté avec eux. D’ailleurs, la première projection du film a été organisée par la famille. Tout le monde a été adorable avec moi. Chacun à sa manière. J’étais terrifié à l’idée de leur montrer le film. Jamais je n’avais fait ça, un film avec des personnages qui étaient en réalité vivants. J’ai réalisé ça comme une fiction. À la fin de la projection, Cécilia, la mère, m’a enlacé et m’a dit qu’elle avait beaucoup ri, qu’elle avait passé un très bon moment. J’étais à la fois surpris et ravi. 

D’habitude, vous faites des films qui prennent des airs de comédies américaines. L’oubli que nous serons n’a rien de la comédie. Pourquoi avoir choisi de changer ainsi de registre  ? 

Je n’ai pas de volonté ni de changer, ni de faire la même chose. Je ne pense jamais mes films comme un ensemble, je pense seulement au film que je vais faire. Il y a des points communs avec mes autres films, bien sûr. Mais ce n’est jamais ce que j’ai en tête au départ.  

© Nour Films
Journaliste

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