CINÉMA

« Si le vent tombe » – Sublime, forcément sublime

Si le vent tombe
© Arizona Distribution

Dans ce long-métrage aussi beau que tragique, la réalisatrice Nora Martirosyan nous fait découvrir la province du Haut-Karabagh. Si le vent tombe est un film vibrant sur l’impossibilité d’un peuple à disposer de lui-même. À voir absolument. 

Si le vent tombe raconte l’histoire d’Alain (Grégoire Colin), un expert en audit français, issu d’un grand cabinet spécialisé dans le conseil à l’international. En voyage à l’étranger pour une mission, il doit se rendre jusqu’à la province méconnue du Haut-Karabagh. Le lieu, situé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est quasiment inaccessible au public  : aucun avion ne se rend sur les lieux. Après des heures de voitures à travers les routes montagneuses, Alain rencontre finalement ceux qui ont commandé cette mission particulière. Sur place, il est chargé d’auditer l’aéroport du pays. Construit depuis plusieurs années déjà, celui-ci demeure désert. Jusqu’à maintenant, on a estimé qu’il était trop dangereux d’autoriser des vols depuis ce territoire. En effet, le Haut-Karabagh est entouré de pays ennemis ; ses frontières, trop proches de l’aéroport, semblent laisser trop peu d’espace pour que les avions puissent circuler. Les choses semblent avoir évolué depuis la dernière évaluation. Si Alain estime que l’aéroport convient aux nombreuses régulations internationales, alors le Haut-Karabagh aura le droit de faire voler des avions. Et d’exister.

Liberté, j’écris ton nom

 Le choix d’un homme occidental pour incarner cet audit est une idée brillante. Tout le monde dans cette province voit à des kilomètres qu’Alain est un français, lui ne comprend pas pourquoi. Pas plus qu’il ne comprend d’ailleurs, les enjeux géopolitiques liés à cet aéroport. Si celui-ci n’est qu’une question de règles et de frontières pour lui, il incarne pour le Haut-Karabagh la possibilité d’être reconnu en tant que peuple autonome.

En effet, cette petite province rattachée à l’Azerbaïdjan depuis la chute de l’URSS milite pour son indépendance depuis des années. Si le Haut-Karabagh a théoriquement gagné le conflit d’indépendance qu’il l’opposait à son voisin azéri, celui-ci continue en réalité de faire des morts. D’ailleurs, à l’international, aucun pays ne reconnaît le Haut-Karabagh comme un état. Cet aéroport, disent les habitants à Alain, c’est le seul moyen pour nous de se faire reconnaître. Avoir cet aéroport, c’est le seul moyen pour ce peuple d’exister aux yeux du monde. Parce que les habitants du Haut-Karabagh sont invisibles. 

© Arizona Distribution

L’aéroport, lieu mystique

Le film entre dans le domaine du fantastique à la minute où Alain visite l’aéroport. Cette infrastructure ultra-coûteuse et dotée de technologies dernier cri n’aurait évidemment pas pu exister dans cette région rurale. L’aéroport, synonyme de modernité et symbole de l’indépendance des habitants jure avec les autres institutions présentes dans le film. Avec l’hôpital d’abord, dans lequel les malades ont à peine l’eau courante. Ce même hôpital dans lequel un gamin anonyme vend de l’eau «  magique  », qu’il tire prétendument d’une source sacrée. Tout le monde paie pour cette eau qui doit guérir les blessures. L’archaïsme de la croyance entre en résonance avec le modernisme de l’aéroport. 

L’émotion grimpe à mesure que le directeur de l’aéroport dévoile à Alain les enjeux sous-jacents. Il est lui-même touché par ces gens qui s’agitent chaque jour sur les lieux et font semblant de travailler. Les pilotes, le personnel d’aéroport qui doit aider à l’atterrissage et même la femme de ménage… tous se rendent chaque jour sur ce lieu de travail pour exercer un métier qui n’existe pas. La femme de ménage surtout, nettoie chaque matin un aéroport vide, qui ne servira jamais. Parce que travailler, ou faire semblant de travailler, c’est déjà y croire. Et surtout, c’est entrevoir la possibilité que ce rêve devienne réalité un jour. 

Les condamnés

 La caméra de Nora Martirosyan se détache souvent d’Alain pour visiter les personnages du Haut-Karabagh. Parmi eux, Edgar, petit garçon énigmatique qui vend sa fausse eau magique aux habitants. Avec ses économies, il espère pouvoir planter du blé et cultiver les terres de la région. Sa grand-mère, elle, ne souhaite que vendre et partir. Il y a aussi la journaliste locale, qui fait vivre la région à travers son journal télévisé. Le fermier et ses chèvres, les enfants qui jouent à la guerre avec de vraies grenades et fusils qui mettent le feu aux terres, le chauffeur de taxi accompagne Alain pendant toute son épopée. 

Autant de personnages vivants qui évoluent dans le vase-clos et immobile du Haut-Karabagh. Le chauffeur expliquera à Alain  : ici, c’est comme un cercle. Tu as fait le tour et tu finis par retomber sur les mêmes choses. Un cercle fermé par la guerre de frontière jamais vraiment finie entre cette province et l’Azerbaïdjan voisin. Qui force chaque personnage à évoluer dans une bulle immobile et hors-du-temps, faite d’éternelles répétitions. Si le vent tombe représente le petit Edgar, comme un Sisyphe, qui continuera de vendre inlassablement son eau, en espérant récolter l’argent nécessaire pour faire pousser du blé. Un peuple confiné, en somme, qui ne pourra jamais disposer de lui-même. Mais qui continuera de s’en donner l’illusion, au moins pour exister.  

Journaliste

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