LITTÉRATURESorties BD

« Les Saveurs du béton » – Écouter la ville

Les saveurs du Béton. Crédits : Kei Lam / Steinkis

Les Éditions Steinkis ont récemment publié Les Saveurs du béton, un roman graphique autobiographique signé Kei Lam. L’autrice et illustratrice y raconte son enfance, celle d’une franco-chinoise à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis. 

Les Saveurs du béton se présente comme la suite de Banana Girl  : jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur , la première bande dessinée de Kei Lam. Pas besoin cependant d’avoir nécessairement lu cette BD pour comprendre et apprécier la nouvelle. Dans Banana girl, Kei Lam dépeint déjà sa double culture, partagée entre la Chine et la  France, qui lui construit une identité aux multiples références. Elle concentre ici davantage le récit sur l’arrivée de sa famille en France et leur intégration.

Dans Les Saveurs du béton, la petite Kei a grandi et habite désormais à la cité de la Noue entre Bagnolet et Montreuil, dans laquelle ses parents viennent de devenir propriétaires d’un appartement, malgré leurs difficultés financières. Ce déménagement dans les premières pages de la BD devient le centre du récit qui se développe autour du rapport de Kei à son nouvel environnement. Amitiés, souvenirs, découvertes, autour des complexités de la vie dans un grand ensemble de banlieue parisienne. 

Les Saveurs du béton, Kei Lam, Éditions Steinkis, p.9.

Penser la double culture tout en humour

Si Kei Lam, par sa double culture, se retrouvait dans l’image de la banane (jaune à l’extérieur et blanche à l’intérieur), le quartier où elle a emménagé prolonge ce brassage culturel. C’est un lieu très vivant où se côtoient beaucoup de familles d’origines très diverses. En allant à l’école, Kei ajoute à ses références françaises et chinoises, des souvenirs liés à la culture arabe ou américaine, dont le soft power des années 1990 envahit déjà le globe. 

«  Mettre en scène ma propre famille en tant que personnage de bande dessinée, n’est pas une évidence. Je me demande souvent pourquoi je m’embarque là-dedans. Mais à chaque découragement, je me remémore l’adolescente que j’étais. Celle qui était en manque de représentation et qui ne voulait qu’une chose, trouver sa place dans ce monde et exister.  »

Extrait d’une description de Kei Lam sur son compte Instagram @keilamfr

Plus que la cité où elle vit, c’est surtout sa famille et la culture chinoise que croquent Kei d’un coup de crayon plein d’humour et de tendresse. Les lecteurs.ices y apprennent par exemple les dessous d’une superstition chinoise sur la position des grains de beauté comme signes du destin. Ailleurs, iels s’amusent du rejet des boissons fraiches qui dérèglent la température corporelle – sauf pour l’eau pétillante, étrange exception !

Les Saveurs du béton, Kei Lam, Éditions Steinkis, p.17.

Les Saveurs du béton s’inscrivent dans une lignée de romans graphiques autobiographiques qui évoquent les relations entre les cultures avec humour et autodérision. Le personnage de la petite Kei rappelle par exemple Marjane de Persepolis dans les premiers tomes. Puis la Marjane plus âgée qui s’installe en France et porte sur ce pays un regard nouveau. Le ton plein d’humour allié à un personnage qui grandit entre deux cultures fait aussi écho à L’arabe du futur. L’auteur Riad Sattouf se remémore son enfance partagée entre Lybie, Syrie et France. Dans l’histoire de la bande dessinée, les personnages issus de plusieurs cultures sont très fréquents et puisent dans leur propre hybridité culturelle une force d’analyse particulière. Ils sont à la fois plongés dans les deux cultures, mais en appartenant aux deux gardent une position en retrait qui leur permet d’analyser le monde avec humour et lucidité.

Plus récemment, Lucie Quéméner interrogeait aussi la double culture chinoise dans son roman graphique fictionnel Baume du tigre. Cette fois, ce n’est pas l’arrivée en France qui y était contée, mais les différentes relations des membres d’une famille issue de l’immigration à leur double culture, surtout selon les générations.

Les Saveurs du béton, Kei Lam, Éditions Steinkis, p. 10.

Lire dans les lignes de la ville

Kei Lam a été ingénieure en urbanisme avant de consacrer sa vie et son temps à sa passion, l’illustration. Sa bande dessinée témoigne de son intérêt particulier pour la géographie urbaine spécifique dans laquelle elle a évolué enfant et interroge les liens entre sociologie et géographie. Comment les choix urbanistiques rendent-t-ils compte, à leur façon, des inégalités sociales ? Avant tout, ce sont les problèmes de la cité de la Noue que l’autrice évoque : les escroqueries des agents immobiliers envers une population qui ne parle souvent pas bien la langue, l’insécurité croissante, les difficultés de transport…

A la fin de la BD, elle aborde la question de la gentrification montreuilloise des dernières décennies avec certaines zones de la ville qui ont complètement changé de visage et de population. Les ateliers de yoga et les épiceries bios ne sont pas une mauvaise chose, mais ce nouveau Montreuil avec son parc agréable et ses commerces raffinés ne s’adresse pas à toute la population. Il suffit de traverser la rue pour retrouver la cité de la Noue et son insécurité. Kei Lam révèle que la fracture sociale se lit aussi dans les lignes de la ville. 

Les Saveurs du béton, Kei Lam, Éditions Steinkis, p.14.

L’autrice l’explique sur sa page Instagram : «  Raconter mon histoire, c’est ma manière à moi de militer.  » Elle fait aussi mention du contexte de parution autour de sa BD et de la hausse du racisme envers la communauté asiatique suite à la pandémie. L’ouverture à l’autre et l’acceptation des différences – culturelles notamment – sont au cœur de son livre. Apprendre à connaitre l’autre, l’écouter malgré les aprioris que la société a pu construire, c’est déjà faire un pas vers lui et construire une cohésion sociale. Kei Lam s’était dirigée vers l’urbanisme pour lutter contre les inégalités et les divisions sociales au sein de la ville. Maintenant illustratrice, elle ne perd pas de vue ses idéaux et, en partageant son histoire, elle offre à ceux qui la lisent un récit plein de compréhension et de solidarité.

Les Saveurs du béton, Kei Lam, Ed. Steinkis, 20 euros.

You may also like

More in LITTÉRATURE