LITTÉRATURE

« Là où je me terre » – L’Énigme du départ

© Caroline Dawson / Les éditions du remue-ménage

Éclairée par son regard de sociologue, Caroline Dawson propose avec Là où je me terre une autobiographie forte qui oscille entre colère et gratitude.

Là où je me terre commence au Chili, décembre 1986  : la famille Dawson décide de fuir la dictature militaire du général Pinochet. Destination Montréal. Pour les parents et leurs trois enfants la vie sera rude et le travail acharné. En effet, pour la petite Caroline, comme pour beaucoup d’immigrants, intégration rime souvent avec trahison et abandon.

Caroline Dawson est aujourd’hui professeure de sociologie au Cégep – établissement qui permet une transition entre les études secondaires et l’Université au Québec. Elle parle entre autres choses «  d’intégration à la société québécoise, de racisme institutionnel, de classes sociales  ». En somme, sa vie et son parcours. Là où je me terre en est le compte-rendu littéraire.

«  Écrire comme une danse macabre ou un cri de révolte : comme un souper échappé par terre par temps pauvre, comme un cri primal devant une agression sexuelle. Comme la disparition d’un enfant après le coup d’État, comme une décennie de dictature sur toute l’Amérique latine, comme les larmes du silence durant les prières dans les sous-sols. Écrire mon histoire comme toutes ces femmes avant moi à ressusciter.  »

Caroline Dawson, Là où je me terre

Apprivoiser langue et culture

Dans Là où je me terre, la question de la langue est essentielle. Qui s’adresse à qui et dans quelle langue  ? Pour la narratrice, la langue maternelle (l’espagnol) se perd peu à peu. Et ce, à mesure que le français s’acquiert. Le texte mêle cependant les deux langues auxquelles s’ajoute le parler québécois. Ainsi, les «  crisse la  », «  esti de modèle  » ou encore «  pitcher  » côtoient les «  los chicos  » et autres «  mi mamma  ». Une manière pour l’autrice d’affirmer pleinement sa conquête de ces langues. Petite, Caroline Dawson et son frère avaient inventés une langue comme moyen de se protéger. «  Parce qu’une langue c’est collectif, et nous, nous étions seuls au monde  ».

En plus de la langue, Caroline Dawson distille dans son récit de nombreuses références culturelles à son pays d’adoption. Les titres de chapitres renvoient à des chansons populaires. Par exemple : «  Dans un grand Boeing bleu de mer  » fait référence à la chanson «  Je reviendrai à Montréal  ». Ou encore : «  La liberté n’est pas une marque de yogourt  » qui renvoie au livre de Pierre Falardeau publié en 1995.

«  Au rythme des livres qui s’entassaient, une autre langue avait pris place entre [ma mère et moi]. La langue des autorités, des douaniers, des services sociaux, de l’école, des ordres de ses patronnes. Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était désormais devenue mon terrain de jeu.  »

Caroline Dawson, Là où je me terre

L’autrice poursuit avec son récit la réflexion linguistique qui agite le Québec depuis des décennies. C’est en 1968 que la poétesse Michèle Lalonde récite pour la première fois son poème « Speak White » lors de la nuit de la poésie. Un texte qui dénonçait le mépris des Canadiens anglophones vis-à-vis des Canadiens francophones. En 1989, Marco Micone, immigré d’origine italienne, écrit « Speak What » en réponse à ce poème. Il y dénonce l’hypocrisie des Québecois qui méprisent les immigrants. «  Imposez-nous votre langue /nous vous raconterons / la guerre, la torture et la misère /nous dirons notre trépas avec vos mots  » écrivait-il. Le livre de Dawson en est le parfait héritier.

La place

Avant d’être écrivaine, Caroline Dawson est sociologue. Elle porte donc sur son passé le regard lucide de l’analyse. Là où je me terre raconte la misère sociale de ses parents qui vécurent de petits boulots à leur arrivée. Il parle aussi des difficultés d’intégration et du sentiments de trahison vis-à-vis des parents, causé par son ascension sociale. «  L’effroi me prenait dans l’autobus du retour quand je réalisais que si je grimpai l’échelle sociale, ce serait sans doute en intégrant les jugements, les habitus et les catégories de pensées des dominants.  »

Le livre se déroule sur le temps long : le départ du Chili, l’arrivée dans des hôtels miteux, l’accueil chez des ami·es, les différents logements de plus en plus grands. Du point de vue de la petite Caroline, toute la société est régie par des rapports de force. La relation aux copines, aux employées de sa mère, aux institutrices. Différences de classes et violences symboliques sont décortiquées et soulignées tantôt avec rage et poésie, tantôt avec nuance et espoirs de changement.

«  La colère part de là. L’image de ma mère, à genoux, tête baissée à laver des bécosses, qui reçoit les ordres, même formulés poliment, d’un enfant  ; je me rangerai toujours du côté des humiliées. C’est là où je me terre.  »

Caroline Dawson, Là où je me terre

Là où je me terre est le récit d’une migration qui finit bien. Comme le souligne l’autrice, elle est l’exception qui confirme la règle, le médaillon dans la vitrine des parcours qui réussissent. Que faire de toutes les personnes croisées, rencontrées, appréciées, parfois haïes qui n’ont pas eu la même chance ? Caroline Dawson prend la plume pour celles et ceux qui ne le peuvent pas, plaçant son récit singulier dans le faisceau de l’histoire des migrations.

Caroline Dawson, Là où je me terre, 2021, les éditions du remue-ménage, 200 p., 17 €

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