« Tout le monde est femelle et tout le monde déteste ça. » Voici ce qu’affirme Andrea Long Chu dans son dernier essai intitulé Femelles. En dialoguant avec les écrits de Valérie Solanas, l’autrice croise l’art contemporain, la misandrie et la pop culture.
Andrea Long Chu est une féministe, critique, performeuse et autrice transgenre. Avec Femelles, elle souhaitait écrire un essai discutant la pièce de théâtre oubliée de Valérie Solanas intitulée Up Your Ass [Dans ton cul. NDLR]. Par ce biais, elle entendait réhabiliter la carrière de Solanas souvent réduite à deux choses : la « folle » misandrie du SCUM Manifesto et sa tentative d’assassiner Andy Warhol.
L’antihéroïne du Studio 54
Dans Femelles, Andrea Long Chu se remémore son admiration pour l’élitisme du pop art new-yorkais des années 60. Elle en revient rapidement lorsqu’elle s’intéresse de plus près à Valérie Solanas, artiste toisée par Warhol. Dans Up Your Ass, l’autrice présente le personnage de Bongi Perez comme une « clocharde et vanneuse en basket et blazer criard à motif écossais qui siffle les gonzesses de passage, fait le trottoir et grommelle sur l’extinction imminente du genre masculin. » Selon Andrea Long Chu, cette pièce de théâtre annonçait la rédaction prochaine du SCUM Manifesto.
En effet, Valérie Solanas distribuera, peu de temps après, dans les rues de Greenwich Village les premières copies de son essai appelant à l’émasculation des hommes. Encore aujourd’hui – et Lauren Bastide le précise dans la postface de la réédition du SCUM – Valérie Solanas n’est pas prise au sérieux. La forme et le fond de sa pensée relèvent d’une misandrie telle que ses lecteur.ices, contemporain.es comme actuel.les, préfèrent en rire nerveusement. C’est ce qu’Andrea Long Chu soulève dans son essai en s’appuyant sur les propos de l’éditeur de Solanas : « Maurice Girodias s’était demandé avec angoisse s’il avait eu tort de ne voir en SCUM Manifesto qu’une plaisanterie sophistiquée. (…) C’est la question que tout le monde se pose toujours à propos de Valérie : Comment pouvait-elle être sérieuse ? (…) Sans trop de peine, j’imagine. Les canulars sont toujours sérieux. »
Détester être femelle
L’emploi du terme femelle choque, interpelle, dérange. Il nous fait entrer dans une binarité extrême, il nous semble très excluant, très biologique, presque animal. C’est tout l’enjeu de la performance de l’autrice et c’est sans doute pour cela qu’elle se rattache à Solanas. « Tout le monde est femelle et tout le monde déteste ça. » Les codes assignés à la féminité – construits par le patriarcat pour assurer son omnipotence – sont basés sur le sacrifice, l’immobilité et la résignation. C’est pour cela que tout le monde déteste « être femelle » car ce système patriarcal impose des normes, une binarité et un rapport de force qui ne conviennent à personne.
« Tout le monde fait de son mieux pour désirer le pouvoir parce qu’au fond de soi, personne n’en veut. »
Femelles, Andrea Long Chu
Une grosse partie de son essai est consacrée à l’analyse des idées freudiennes concernant la différenciation genrée. Cet aspect psychanalytique prend beaucoup de place dans le récit. Mais il lui permet de déconstruire une théorie très binaire et datée. Cela la mène également à évoquer les questions transgenres – souvent mal analysées par les psychanalystes – au regard de sa propre expérience. Elle en profite au passage pour dénoncer le discours des TERFs – féministes radicales excluant les individus transgenres de leurs luttes.
« Ginger est la fille-à-papa en titre d’Up Your Ass. Elle idolâtre son psychanalyste. (…) Dans les bureaux de Russell, où elle est la seule femme à travailler, elle est flattée par le harcèlement sexuel qu’elle subit et adore qu’on la considère comme un mec de la bande. »
Femelles, Andrea Long Chu
Filles-à-papa et Incels
Ginger et Russell sont deux personnages importants d’Up Your Ass. Andrea Long Chu part de leurs répliques mutuelles pour analyser les comportements de deux groupes d’individus : « les filles-à-papa » et les masculinistes. Les premières, que l’on pourrait aussi nommer les « pick me », sont des femmes cis hétéros qui recherchent à tout prix l’attention des hommes. Elles singent leur façon de parler et d’agir afin de gagner leur respect et potentiellement partager une partie de leur privilège.
Les incels [involuntary celibates soit involontairement célibataires. NDLR], quant à eux, sont des hommes cis hétéros extrêmement misogynes et violents. Ils se rassemblent au sein de sphères internet pour accuser les féministes de tous leurs maux. Des variants de groupes incels existent tels que les MGTOW [Men Going Their Own Way soit Les hommes qui suivent leur propres voies. NDLR] ou encore les Redpillers [Ceux qui ont choisi la pilule rouge. Idée empruntée au film Matrix. NDLR]
Matrix
Andrea Long Chu retrace brièvement l’histoire de ces deux groupes en insistant un peu plus sur la manosphère de l’alt-right : la sphère internet des masculinistes de la droite alternative extrême. Elle pointe du doigt un paradoxe, à savoir cet engouement des incels pour Matrix de Lana et Lilly Wachowski. En effet, les groupes masculinistes semblent fascinés par ce dilemme de la double pilule. Cependant, ils occultent complètement la symbolique de la réassignation de genre présente dans ce film. Pour l’autrice, les couleurs bleu et rouge des pilules font directement référence à la Premarin et à l’Oestradiol : hormones délivrées aux personnes en transition.
« La symbolique est facile à retracer dans l’intrigue : la double vie de Thomas Anderson (il est hacker la nuit), le nom qu’il se donne (Neo), son impression lancinante que quelque chose cloche dans le monde (« une écharde dans ton esprit » comme l’appelle Morpheus, le meneur de la résistance). Neo souffre de dysphorie. La matrice figure la dyade des genres. Vous voyez ce que je veux dire. »
Femelles, Andrea Long Chu
Les thématiques et les questions que soulèvent Femelles sont plurielles. La psychanalyse, la misandrie et la manosphère en constituent une large partie. Mais Andrea Long Chu aborde également le Sissy Porn, les pulsions de mort, le pouvoir et le racisme. En plus de se rattacher à Valérie Solanas, elle convoque aussi Yoko Ono et Jamie Loftus, respectivement performeuse et comédienne. Cet essai laisse une impression de fraîcheur dans le langage et d’intensité dans la réflexion. Certainement l’une des théories les plus novatrices de l’année.