Un cinéma à la sensibilité exacerbée. Difficile de résumer autrement l’art du réalisateur hongkongais Wong Kar-wai, qui, on le devine, ne parvient à s’exprimer que par le biais de ses œuvres. Son thème de prédilection reste celui de l’amour. Celui qui consume, celui qui brûle. Et qui, bien souvent, finit par faire mal. En ces temps en pause, ces déflagrations émotionnelles font du bien. Elles nous rappellent une vie qui peut aussi s’avérer explosive. Quatre de ses chefs d’œuvre actuellement à l’honneur sur Mubi.
« I imagine you must have fallen in love with someone who lived across the hall at some point in your life » demande implicitement Matthew Weiner à Wong Kar-wai lors d’une interview de 2013 au Samuel Goldwin Theater.
Afin de toujours rester plus proche de la vie tout en inventant de véritables fictions, Wong Kar-wai semble être à l’écoute de chaque sensation de son quotidien pour parvenir aussi bien à les retranscrire. Sur dix de ses longs-métrages, Tony Leung est l’acteur fétiche de sa filmographie : il l’accompagnera sur sept d’entre eux. Un duo phare. À l’instar de celui qu’il forme avec William Chang. Celui-ci s’occupe à la fois du décor, des costumes et du montage de ses derniers films. Difficile d’oublier l’importance de ces trois rôles dans l’art du réalisateur. Chaque détail esthétique est un calcul, chaque tissu semble avoir été pensé et réfléchi pendant des heures entières. La moindre attitude aussi. Il sait capturer des regards, des contemplations. Il ne se lasse jamais non plus des étreintes, des scènes de larmes en temps réel, des danses à deux.
Des instants suspendus
Au même titre que Tony Leung, Maggie Cheung est une de ses actrices fétiches. La familiarité et la continuité présentes au sein de son œuvre entière découlent beaucoup du choix minutieux de ses acteurs. En effet, le cinéaste a comme réflexe de retravailler avec ceux·elles qu’il connait déjà. Les protagonistes d’un film finissent toujours par se retrouver dans un autre. Avec une identité différente certes, mais ils se retrouvent quand même. Ainsi, leurs histoires semblent ne jamais prendre fin. Le cinéaste n’a pas peur de brouiller les pistes, toujours avec l’élégance comme devise.
Cinéaste du tumulte, de la passion destructrice, Wong Kar-wai oscille au fur et à mesure de son œuvre entre tendresse et violence. C’est le cas dès son premier film, As tears go by, dans lequel il dépeint une descente aux enfers pour l’un des personnages principaux, là où les deux autres vivent une intimité renforcée.
Comme celle de ses protagonistes, il aime tester la mémoire de ses spectateurs. Il ose des rappels de thèmes musicaux, de prénoms, qui se font souvent écho dans son œuvre entière. Dans 2046, le personnage de Lulu est l’ancien amour de Chow, qu’elle ne reconnait pas. Il met en exergue les questions du temps qui passe, de la mémoire perdue, parfois retrouvée, inopinément.
Adepte des narrations non linéaires, il aime jouer avec le temps. Il le distord, l’étire, le gonfle sans remords. Sa mise en scène est à la fois efficace et subtile. Il parvient en quelques secondes à raconter une émotion telle que la naissance du sentiment amoureux, et ce en un traveling et trois petites notes. L’art du ralenti est sûrement le procédé le plus utilisé dans le cinéma du réalisateur. Selon Vugar Efendi, un jeune réalisateur azerbaïdjanais, « Personne ne capte l’intimité du ralenti aussi bien que Wong Kar-Wai ». Grand cinéphile, il s’inspire d’ailleurs de Jean-Luc Godard et de la Nouvelle Vague française entre autres, autant dans le rythme du montage, dans les répliques que dans les mouvements des acteurs dans l’espace.
Des sensations qui priment sur la narration
En usant de ces procédés rythmiques, il les met en valeur par un jeu de palettes qu’il semble avoir inventé. Des textures qui rappellent des peintures : son esthétique l’érige indubitablement en maître de l’expérimentation. Ses nombreuses improvisations lui causeront d’ailleurs de régulières disputes avec certains de ses acteurs. En effet, tous n’ont pas toujours eu la patience de l’attendre sur des plateaux des heures durant. Au cours d’une interview pour Deadline Hollywood, il avoue lui-même à Martin Scorsese avoir « fini le scénario quand le film est fini ».
Dès son premier film As tears go by, il expérimente des techniques en usant d’une teinte monochrome. En s’inspirant délibérément des couleurs d’Edward Hopper, il parvient à dépeindre différents états de dépression, grâce à l’usage de ces couleurs. Ainsi, dans la lignée de ses autres films, l’image devient un pur reflet de l’indicible, d’états difficiles à vivre et encore plus à raconter. Sa marque de fabrique reste avant tout le step-printing effect, à travers lequel ses personnages errent en slow motion dans des foules saccadées. Ce procédé ne fait qu’accentuer la solitude, les doutes persistants de ses sujets plongés au milieu de tout ce chaos hongkongais. Il y mixe avec audace sons, couleurs et lumières nocturnes, ses associations fonctionnent toujours à merveille.
Dans Chunking Express, véritable tour de force réalisé en 1995, Wong Kar Wai filme un oppressant portrait d’Hong Kong qu’il semble connaître dans tous ses recoins. Comme points de départ de ses films, il utilise le plus souvent des endroits qui lui sont chers. Il visualise le monde avec ses lunettes de réalisateur, lui permettant ainsi d’appréhender à l’avance certains mouvements de caméra. Il n’hésite pas à puiser dans ses propres trajectoires.
La musique comme stéthoscope
« Je pense qu’entre l’image et la musique s’opère une espèce d’alchimie. Je me mets toujours en quête de la musique avant de commencer à tourner. C’est comme un point d’ancrage. Cela permet de construire le rythme du film et ainsi, Chris Doyle saura comment danser avec la caméra. »
Wong Kar-wai, dans une interview de Films Extras à propos de 2046.
À travers des choix toujours osés, entre reprises et découvertes, il nous offre de la nostalgie et du voyage en perfusion. Du grand Nat King Cole à Los Indios Tabajaras en passant par Cat Power, il mise tout sur l’éclectisme et les inspirations de son enfance. Dans In the Mood for Love, le thème principal revient au total neuf fois dans le film. C’est comme ça que le réalisateur fonctionne : au coup de cœur. Il n’hésite pas à user de ce qui lui semble être la mélodie parfaite.
Il a le don de sublimer les villes dans lesquelles ses héros métropolitains déambulent. Les rues sont des lieux à part entière, les promenades et les errances ont toujours un sens. La musique sert la majeure partie du temps à les imager, les décupler. Seuls, à deux, en quête, ou en fuite. En utilisant une multitude de procédés, le plus souvent doublés de musiques choisies à la perfection, il parvient ainsi à créer des espaces temps uniques, en ne perdant jamais de vue le for intérieur des protagonistes, qui restent sa priorité.
Ainsi, son œuvre saura vous parler si, comme lui, vous êtes attaché.e.s à l’histoire et à l’atmosphère des lieux en eux-mêmes. Des lieux de passage, de transition, où l’on s’arrête, d’où l’on repart. Des rues dans lesquelles on laisse parfois une part de nous-même. Une part de chaque histoire aussi, de chaque rencontre – quelle qu’elle soit.