CINÉMALITTÉRATURE

« Sous nos yeux » – Sortir du giron de la caméra masculine

Mirion Malle ©la ville brûle 2021

 Illustré par les dessins pétillants de Mirion Malle (C’est comme ça que je disparais) et écrit par Iris Brey (Le Regard féminin), Sous nos yeux est un crossover efficace à même de solliciter l’esprit critique d’une génération bercée par les séries Netflix.

Alice Guy, Germaine Dulac, Delphine Seyrig, Barbara Loden, Ana Lily Amirpour, Cheryl Dunye, Maïmouna Doucouré. Les réalisatrices sont là – passionnantes et passionnées par leur métier. Innovantes, visionnaires et longtemps invisibilisées. Spoliées. Comme l’effet Matilda en matière de sciences, l’opinion publique ne retient que deux ou trois noms de réalisatrices : Jane Campion, Céline Sciamma. Agnès Varda, peut-être ? Pourtant, les femmes modèlent le milieu cinématographique depuis sa création à la fin du XIXème siècle.

Pionnière et technicienne d’un regard innovant

1896. Alice Guy a 23 ans et réalise La Fée aux choux. Véritable conte visuel, la cinéaste est la première à mettre en scène un film de fiction. Tandis que les frères Lumière n’en sont encore qu’aux images documentaires – La sortie d’usine étant la plus connue – Alice Guy utilise déjà la caméra comme échappatoire au réel. Elle réalise également le tout premier péplum de l’histoire du cinéma avec La Vie du Christ en 1906.

La vie du Christ par Alice Guy. Copyright D.R

Pourtant, dans l’apprentissage commun du septième art, les toutes premières fictions sont souvent attribuées à Georges Méliès (Voyage dans la lune) ou encore à l’américain D.W Griffith (The Birth of a Nation). Les plus naïfs percevront peut-être ce phénomène comme un simple concours de circonstances voire comme la reconnaissance d’un génie supérieur. Il ne faut pourtant pas être dupe : les réalisatrices ont été silenciées.

Où sont les femmes ?

Aujourd’hui, si les femmes occupent la moitié des effectifs en formation de cinéma, elles disparaissent des postes à responsabilités une fois le diplôme obtenu. Et les plateformes de streaming ne sont pas aussi progressistes que nous pourrions le croire.  L’autrice remarque que sur l’ensemble des séries américaines de 2019, 90 % des personnages sont hétérosexuels et 54 % sont des hommes cisgenres. Du financement de la banque jusqu’aux rôles des acteur.ice.s en passant par l’œil de la caméra, ce sont les hommes cis, blancs, hétéros et valides qui pensent le milieu pour eux.

« Dans les films, les héros sont actifs : c’est eux qui font avancer le récit. Les femmes sont passives : elles se laissent être regardées. Comme les spectateurs s’identifient au regard de la caméra, qui est souvent le relais du regard du héros, la star féminine s’offre en spectacle à la fois pour les autres personnages (…) et pour l’ensemble des spectateurs. »

Sous nos yeux, Iris Brey et Mirion Malle

« Film sur un mec où les femmes sont des potiches »

Ellen Ripley, Sarah Connor, Amélie Poulain. Voici trois des personnages féminins les plus appréciés selon un article du magazine Empire daté de 2019. C’est sur cette preuve que se basent les autrices pour montrer que les femmes incarnent très souvent les rôles d’adjuvants secondaires. Elles prennent soin du héros, elles aident les autres ou se vengent d’un homme mais n’existent jamais pour elles-même.

Et la princesse Leia dans tout ça ? C’est souvent la figure de proue utilisée par les réfractaires pour démonter la théorie du male gaze. Si la princesse iconique de Star Wars brille par son importance dans la trilogie, elle est bien la seule. Une fois mise à part, « tous les personnages féminins réunis (dans le film, ndlr) parlent 63 secondes sur 386 minutes. »

De fait, si les hommes incarnent de grandes valeurs unificatrices au sein des films, les femmes ne sont là que pour remplir des cases narratives. Iris Brey en détaille quatre : la badass (Arya Stark), la femme-enfant fantaisiste (Jessica Day), la girl next door (Betty Cooper) et la femme fatale (Brooke Davis).

Ci-dessus : Extrait du film Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig. Long-métrage disponible au sein des collections du centre audiovisuel Simone de Beauvoir, co-fondé par D.Seyrig elle-même.

Un type casting qui manque cruellement de complexité et qui se rétrécit lorsqu’il s’agit d’inclure dans un film des personnages racisé.e.s. Si les femmes sont cantonnées au soin, elles prennent néanmoins plus de place que les personnages non-Blancs ou en situation de handicap. Dans les productions actuelles, leurs voix comme leurs regards restent encore trop souvent hors du champ.

« Sur les 73 épisodes de GOT, seulement quatre ont été écrits par des femmes. (…) C’est la série dans laquelle on voit le plus de scènes de viols du point de vue du male gaze. En [le] banalisant de la sorte, ils contribuent à diffuser dans les esprits la culture du viol, et l’idée que les femmes peuvent dire « non » mais finalement être consentantes. »

Sous nos yeux, Iris Brey et Mirion Malle

S’il continue à monopoliser l’ensemble des représentations, le male gaze va appauvrir le cinéma. Trop de points morts entachent les productions audiovisuelles contemporaines. Tant de poitrines exhibées pour si peu de pénis réifiés. Tant de libido masculine mise en scène pour si peu d’orgasmes féminins montrés. Tant de femmes complexes qui ont des choses à dire pour si peu de récompenses et de visibilité. Que les hommes lâchent un peu la caméra et partent préparer le café ! Il y a du pain sur la planche.

Mirion Malle ©la ville brûle 2021

Sous nos yeux, Iris Brey et Mirion Malle. Editions La ville brûle. 12 euros.

Etudiante en master de journalisme culturel à la Sorbonne Nouvelle, amoureuse inconditionnelle de la littérature post-XVIIIè, du rock psychédélique et de la peinture américaine. Intello le jour, féministe la nuit.

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