Le 27 mars 2020, elle poste sa première vidéo retraçant le parcours d’une femme artiste. Un an plus tard, son compte Instagram est devenu une véritable galerie de portraits féminins. Nous avons échangé avec Margaux Brugvin, créatrice de contenu, pour comprendre ses engagements et sa profession mêlant Art et réseaux sociaux.
Margaux sort diplômée de l’Ecole du Louvre en 2013. A cette époque-là, les réseaux sociaux prennent tout juste leur essor. Elle travaille quatre ans dans le monde de l’art avant de se remettre en question, de s’orienter vers la Communication, puis de renouer à nouveau avec ses premières amours. Devenue créatrice de contenu freelance pour des clients du secteur artistique, sa vie professionnelle prend un tournant inattendu au printemps 2020. Confrontée aux inégalités du monde de l’Art qu’elle côtoie tous les jours, elle décide d’utiliser son temps libre pendant le confinement pour s’exprimer sur ces sujets. Sa première vidéo sur l’artiste Frida Kahlo, dont elle déplore le traitement marketing de l’image, plaît et fait écho. Margaux continue. Tous les dimanches pendant plusieurs mois, elle dresse le portrait d’une artiste. Dans ses vidéos elle s’attache à déconstruire la façon dont est racontée l’Histoire de l’Art mais aussi à rendre cette discipline accessible à tous. Sa vision se veut la plus inclusive possible, et on apprend beaucoup de son engagement.
Tu as effectué un Master à l’Ecole du Louvre, travaillé en galerie, puis tu t’es plus tard spécialisée en communication digitale. Comment expliques-tu aujourd’hui le métier que tu fais ?
C’est toujours très compliqué de me présenter, par exemple quand on me demande “Qu’est-ce-que tu fais dans la vie ?”, je ne trouve pas exactement de mot. Mais pour résumer, je suis créatrice de contenu spécialisée en Histoire de l’Art. Je publie tous les 10 jours le portrait d’une artiste femme sur Instagram, et de façon plus générale je fais du contenu sur l’art pour des institutions comme des musées ou des entreprises. Pour l’instant, je parle de “contenu” car cela concerne les réseaux sociaux, mais j’ai d’autres projets en cours.
As-tu toujours été passionnée par l’Art ? Quels étaient tes rêves et tes passions quand tu étais plus jeune ?
Quand j’étais petite, j’avais trois buts très précis : je voulais voyager dans le monde entier, écrire des livres, et être comédienne-réalisatrice. Je suis restée sur cette idée jusqu’au lycée, et c’est au moment de mon choix d’orientation que j’ai eu une révélation, en lisant L’Histoire de l’Art pour les Nuls. Ça s’est vraiment passé comme ça ! J’ai réalisé que je ne connaissais pas vraiment d’artistes, et je me suis prise de passion pour ce sujet. Mon but était d’aller étudier à Paris. J’avais une vision édulcorée de la vie parisienne, je m’imaginais lire des livres au bord de la Seine, aller tout le temps au musée… Et c’est un peu ce que j’ai vécu durant mes 5 années d’études, d’abord à l’Institut Catholique de Paris puis à l’Ecole du Louvre. Une sorte de rêve éveillé.
A quel moment cette vision a changé ?
Mes études à l’Ecole du Louvre étaient passionnantes, mais durant mon Master j’ai réalisé que nous n’étudions presque aucun art autre que ceux occidentaux. La vision sur les arts orientaux était par exemple très limitée, voire absente. J’ai donc décidé de faire mon mémoire sur la réception de l’œuvre d’artistes africains modernes et contemporains en Occident. C’est là que j’ai découvert toute une partie de la connaissance développée dans les pays anglosaxons depuis les années 80, des études post-coloniales à celles de genre. C’est à partir de ces études, qui remettent en cause tout le traitement de l’Histoire de l’Art, que j’ai complètement changé de point de vue. Ce qui est drôle, c’est que je ne suis pas venue à la déconstruction de ce récit par le Féminisme mais par l’Antiracisme.
C’est donc à mesure de déconstruire l’Histoire de l’Art enseignée que tu en es venue à une complète relecture ?
Oui, une fois que l’on plonge dedans, c’est une démarche infinie. J’ai commencé à m’intéresser à la théorie féministe quelques années après mes études, et c’est là que j’ai réalisé n’avoir étudié aucune femme artiste. J’ai ensuite découvert le travail d’historiennes de l’Art remontant aux années 1970. Il y a eu énormément de publications à ce sujet dans les pays anglosaxons ces cinquante dernières années, mais presque aucune n’a été traduite en français. J’ai en fait commencé à refaire toute l’éducation que je n’avais pas eu à la fac.
Le premier confinement de mars 2020 a été une période difficile pour beaucoup de freelances, mais tu as su tirer profit de cette situation inédite pour développer ton activité sur les réseaux. Comment t’est venue cette idée ? Quelles difficultés as-tu rencontré pour mettre en place ce projet ?
Avant la crise sanitaire, je créais du contenu pour des marques puis j’ai travaillé auprès de galeries et d’artistes. La plupart de mes clients étant du secteur de l’évènementiel, j’ai perdu mes missions les plus importantes au premier confinement. Il fallait trouver un moyen de ne pas sombrer dans l’angoisse. C’est là que j’ai décidé de tourner ces petites vidéos auxquelles je pensais déjà depuis longtemps. Je n’avais pas osé me lancer plus tôt car je ne me sentais pas légitime de parler de ces sujets. Les théories féministes m’ont d’ailleurs aidée à prendre conscience de ce qui me bloquait, et à me libérer progressivement de ce syndrome de l’imposteur. Je craignais aussi que mes vidéos ne trouvent pas de public. Il m’a fallu du temps pour trouver le ton juste et le courage de m’exposer sur internet.
Aborder ces questions militantes, c’est aussi une façon pour toi de démocratiser l’Histoire de l’Art en elle-même.
Oui, je me rends compte que peu de gens connaissent vraiment l’Histoire de l’Art. Ce qui est dommage, car il s’agit d’une belle source de découverte et de remise en cause. C’est pour ça que j’essaye à la fois de mettre en lumière les inégalités inhérentes à cette discipline mais aussi de la démocratiser. Tout le monde peut se passionner pour l’Histoire de l’Art. D’un point de vue esthétique, étudier les arts m’a fait voir de la beauté partout. Et d’un autre côté, on apprend tellement sur la façon dont les individus se sont représenté le monde à travers le temps. Beaucoup d’artistes eux-mêmes ont mené des vies incroyables et intéressantes.
Outre Instagram et le format vidéo, envisages-tu de te diriger vers d’autres supports médiatiques ?
Oui complètement ! J’ai d’ailleurs commencé à écrire pour Gaze, un magazine sur le regard féminin. Instagram privilégie le contenu visuel, mais les textes que j’ai publiés récemment ont bien fonctionné. Sinon, à part la création de contenu, j’aimerais refaire du commissariat d’exposition, qui était l’une de mes meilleures expériences professionnelles. Je reste ouverte à tout et je me laisse porter par le flot. C’est comme ça qu’il m’est arrivé des opportunités que je n’aurais jamais imaginées.
« Tout le monde peut se passionner pour l’Histoire de l’Art. D’un point de vue esthétique, étudier les arts m’a fait voir de la beauté partout. Et d’un autre côté, on apprend tellement sur la façon dont les individus se sont représenté le monde à travers le temps. »
Margaux Brugvin
Les réseaux sociaux ont leurs bons et leurs mauvais côtés. Quelle a été ta propre expérience sur Instagram depuis le début de ton activité ?
Pour être honnête, je pense être extrêmement préservée de la méchanceté des réseaux. Je connais d’autres personnes qui abordent la place des femmes dans l’Histoire de l’Art et qui se font souvent contredire sur ce qu’elles disent. Les gens pensent qu’elles donnent leur avis personnel, alors qu’il ne s’agit pas d’une opinion mais bien d’une analyse construite, basée sur des heures d’étude de ces sujets. J’ai personnellement eu quelques critiques de personnes qui s’indignaient de me voir remettre en cause le travail de grands artistes. Sinon, il y a parfois du mansplaining, quand des hommes plus ou moins âgés viennent me donner leur avis ou m’expliquer des points que j’ai pourtant abordés dans mes vidéos. Généralement, je m’explique avec eux. Certains le prennent mal et d’autres acceptent de revenir sur leurs positions. Avant de faire une vidéo, je prends soin de tester mes propos auprès de mes proches, pour savoir comment présenter au mieux les choses et toucher le plus de monde. Je travaille énormément sur l’aspect pédagogique afin de rendre compte d’une analyse la plus construite possible et éviter les retours négatifs.
Tu proposes une relecture de l’Histoire de l’art et tu offres aux artistes femmes une nouvelle visibilité. La diversité est également un sujet qui te tient à cœur. Quelle est l’artiste de couleur dont le travail t’inspire le plus ?
L’artiste non-binaire Zanele Muholi, qui était le sujet de l’une de mes premières vidéos. Ses photographies sublimes ouvrent à la réflexion. Iel aborde dans chacun de ses autoportraits un aspect de sa personne, des questions liées à son identité lesbienne et de personne perçue comme femme noire, ainsi qu’à l’histoire de son pays. Iel se photographie par exemple portant des tenues et des coiffes majestueuses fabriquées à l’aide de balais et de plumeaux, en écho à la profession de sa mère, femme de ménage pour une famille blanche durant l’apartheid.
Si tu étais un mouvement, ou une œuvre d’art, tu serais ?
Question difficile ! Probablement une peinture d’une artiste contemporaine, qui mélangerait plusieurs références et influences pour avoir un discours sur le monde d’aujourd’hui.
Ton engagement semble donc faire écho auprès d’institutions. Penses-tu que le monde de l’Art et la muséologie soient véritablement en train d’évoluer ?
J’ai parfois peur que ce ne soit qu’une mode. Depuis quelques années, certaines critiques dénoncent l’intérêt temporaire des musées pour ces questions de société, qui reviendront tôt ou tard à leur situation originelle. Cependant, je constate une véritable avancée. En comparaison à mes années d’études, la génération actuelle est déjà beaucoup plus sensibilisée aux sujets d’inégalités. J’ai régulièrement des échanges avec des étudiant(e)s en Histoire de l’Art qui s’intéressent aux questions de genre et à la déconstruction des récits traditionnels. Toutes ces personnes seront les prochaines à rentrer dans les institutions, voire à enseigner. Les choses vont donc forcément évoluer, même si cela reste compliqué dans beaucoup de domaines. Le mot “féminisme” reste un gros-mot pour certaines personnes qui occupent encore des positions de pouvoir et de décision. Je pense que l’éducation a un rôle à jouer pour faire du monde de l’art un monde plus juste. Par exemple en dépassant tous ces débats actuels autour du séparatisme et du post-colonialisme. Il faut juste commencer par accepter qu’une remise en question soit nécessaire.
Enfin, parmi toutes les artistes dont tu as retracé l’histoire, laquelle d’entre elles t’a le plus touchée ? Pourquoi ?
Encore une fois, Zanele Muholi. Ma vidéo sur Judy Chicago m’a également beaucoup inspirée. Pour ce qui est de l’histoire personnelle, je pense à Artemisia Gentileschi et à son parcours exceptionnel. C’est incroyable de pouvoir lire ses lettres datant du XVIIe siècle, dans lesquelles elle parle de sa sexualité et de son combat pour se faire une place en tant qu’artiste. J’ai également adoré étudier Martine Gutierrez, une artiste transgenre, Lynette Yiadom-Boakye ou encore Hilma af Klint. Il y en a beaucoup. Il y en aura encore plein d’autres à venir.
Margaux Brugvin sur Instagram : @margauxbrugvin. En collaboration avec Paris Musées, Sézane et PROJETS