En cette journée de visibilité lesbienne, replongeons-nous dans un classique : Fun Home. Entre récit d’apprentissage et récit de filiation, ce roman graphique minutieux a révélé l’immense talent de son autrice, Alison Bechdel.
Si le nom Bechdel vous semble familier, c’est certainement parce que vous avez en tête le test de Bechdel. Ce test met en évidence la sous-représentation des personnages féminins notamment au cinéma. Si ce questionnaire est mondialement connu, son œuvre l’est beaucoup moins. Alison Bechdel est une brillante autrice de bande dessinée. Elle commence dès 1983 en publiant dans la revue féministe new-yorkaise WomaNews des planches aujourd’hui réunies dans le recueil Dykes to Watch Out For (Gouines à Suivre, Même pas mal). Ces histoires, inspirées de son quotidien et de celui de ses ami·es, composent une série comique et militante très addictive. Elle poursuit ensuite dans l’autobiographie en publiant Fun Home (Denoël Graphic) en 2007 et C’est toi ma maman ? (Denoël Graphic) en 2012.
Un suicide potentiel
Fun Home raconte l’histoire d’Alison qui grandit en Pennsylvanie avec ses parents et ses deux frères. Leur père, Bruce Bechdel, est obsédé par la décoration. A tel point qu’il traite « ses meubles comme des enfants et ses enfants comme des meubles ». Il impose sa tyrannie et ses mensonges à toute sa famille. Professeur d’anglais au lycée, il dirige en parallèle un salon funéraire, le « Fun Home ». Cette activité conditionne très tôt les enfants à une proximité et à un détachement avec la mort. Lorsqu’ Alison entre à l’université, son père se fait renverser par un camion. Il s’agit d’un suicide, Alison et sa mère en sont persuadées. Quelques mois plus tôt, elle avait annoncé être lesbienne à ses parents et découvert que son père avait eu des relations avec des hommes. Le récit se base donc autour de ce suicide potentiel, de ses raisons et de ses conséquences.

Récit de filiation et mise à distance
Fun Home est un récit de filiation – « une autobiographie de ceux qui n’écrivent pas » pour reprendre les termes du théoricien Philippe Lejeune dans Je est un autre (1980). Alison Bechdel met donc en scène deux personnages principaux : elle-même et son père. La bédéaste développe ces deux portraits en parallèle et met en évidence les nombreuses similitudes et désaccords qui les rapprochent ou les opposent avec humour, tendresse ou cynisme.
« Et peut-être ma froide distance esthétique elle-même traduit, mieux que n’importe quelle comparaison littéraire, le climat arctique de notre famille ».
Alison Bechdel, Fun Home
Il y a un jeu à faire avec Fun Home : chercher un sourire. Personne ne sourit dans cette BD. Les rares cas contraires sont significatifs. Ils sont eux-mêmes la négation du sourire heureux : sourires gênés, rictus sarcastiques, rictus nerveux etc… Alison Bechdel réussit la prouesse de l’analyse lucide de son passé, tout en plongeant dans la complexité des émotions de son enfance. Dans les dessins sur sa propre enfance, l’autrice se retrouve confrontée à la distance temporelle. Elle mêle sa voix d’enfant à sa voix adulte. Ce procédé donne plus de profondeur à l’œuvre qui joue sur les deux époques.

Il y a un certain courage esthétique dans le traitement identique – presque neutre et donc ironique – de sujets très variés : montrer la mort, le sexe, la puberté ou les règles. Alors qu’elle parle de sa vie, son récit donne une impression de fiction. Chez Alison Bechdel, il y a une tension constante entre la gravité du sujet et l’humour qui l’accompagne. Par exemple, lorsqu’elle apprend au bibliothécaire qui l’emploie que son père est mort. On la voit prendre soin d’étiqueter « modem primitif » sur ce qui ressemble à un ordinateur lié à un vieux téléphone. Ce détail incongru dévie l’attention des lecteur·ices alors même que le passage est tragique.
Le plaisir du texte
Repérer les références littéraires est un autre jeu possible dans Fun Home. Dès la première planche, le roman Anna Karénine est posé à côté de Bruce Bechdel. Un détail qui éveille l’attention pour plusieurs raisons. D’abord, le livre de Tolstoï commence par le célèbre incipit « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », ce qui colle bien à la famille Bechdel. Ensuite, parce que le parallèle entre le destin d’Anna et celui de Bruce est évident : la première se jette sous un train tandis que le second est écrasé par un camion.
L’amour de la littérature est un élément commun à Alison Bechdel et son père. De grand.es auteur.ices servent de références au sein des chapitres : Camus, Fitzgerald, Proust, Joyce, Henry James etc. Ces petits indices participent également, de façon directe, à la construction du récit. Ce sont par exemple des allusions à la mort – Anna Karénine mais aussi Le mythe de Sisyphe de Camus -, ou à la propre vie d’écrivain·es Queer – Oscar Wilde, Marcel Proust, Anaïs Nin, Kate Millet etc.

Fun Home est un album complexe et rigoureux dans sa composition. Il est richement nourri de références extérieures – littéraires, cinématographiques, philosophiques – qui en font un album exigeant et minutieux. Son enjeu de précision autobiographique, quasi obsessionnel, permet de dresser une « tragicomédie familiale » lucide et sensible. Alison Bechdel ne se prive pas, malgré l’utilisation d’un médium a priori graphique, de réaliser une bande dessinée bavarde. Celle-ci exploite un réseau minutieux de détails et de correspondances. Elle joue de toutes les possibilités permises à la fois par le dessin et l’écriture.
Si l’autrice entremêle sa vie à celle de son père, ce dernier reste le personnage principal du récit. Comme si, en mettant en avant Bruce Bechdel dans son autobiographie, sa fille lui permettait de prendre sa place de créateur. Ainsi, elle tente de répondre aux dernières questions posées dans le livre : « Et si Icare ne s’était pas abîmé dans la mer ? S’il avait hérité le goût de l’invention de son père ? Qu’aurait-il accompli ? ».