Au cours de sa carrière, Alain Keler a couvert dans ses reportages un demi-siècle d’actualité internationale. À l’occasion de l’exposition America à la Fisheye Gallery, bientôt ré-ouverte au public, nous avons plongé pour vous au coeur des États-Unis des années 1970. Lauréat du plus prestigieux prix au monde remis à un photojournaliste, Alain Keler nous raconte ses premières amours et les étapes de sa vie photographique. Rencontre.
New York, 1971. Alain Keler a 26 ans. Passionné de photographie, il passe ses journées à arpenter les rues, l’appareil à la main. Son regard s’aiguise sur la ville avant son retour en France et un passage à l’agence Sygma. La Fisheye Gallery, dans le dixième arrondissement de Paris, présente aujourd’hui des images inédites d’un jeune passionné de l’époque qui deviendra le photographe que l’on connaît. Retour sur ses premières amours américaines.
Au cours de sa longue carrière, Alain Keler aura été témoin de bien des crises de ce monde sans jamais cesser de vouloir en saisir la beauté. Photographiant presque exclusivement l’être humain il porte, sur les situations les plus complexes, un regard humaniste. Ses reportages ont couvert les conflits majeurs depuis les années 1970 : Israël, le mouvement Solidarność en Pologne, l’Irlande du Nord, la révolte des étudiants de la place Tian’anmen à Pékin, la famine en Éthiopie, les guerres au Liban, au Salvador ou en Tchétchénie, la révolution en Iran, la guerre civile au Salvador. Alain Keler est le seul français avec Gilles Peress à être honoré du prestigieux prix W. Eugene Smith en 1997 pour son travail sur les minorités dans l’ancien bloc communiste.
L’exposition America présente vos photographies prises lors de votre arrivée aux États-Unis au tout début des années 1970. Vous y êtes parti jeune, à 26 ans, ce qui n’était pas courant à l’époque. C’était vraiment pour les beaux yeux d’une Américaine ?
Oui ! Cette exposition a une histoire. À l’époque je venais de faire un tour du monde d’un an et demi pour m’adonner à ma passion : la photographie. Au cours de ce voyage en Asie, j’ai rencontré Sheila, une jeune Américaine. Je suis ensuite rentré travailler quelques mois et avec cet argent j’ai pris un billet d’avion pour rejoindre ma belle ! Et par la même occasion découvrir New York dont je rêvais depuis longtemps.
Cette ville m’a fasciné : à cette époque la ville était comme cassée, pas très sûre mais vivante, vibrante. Paris est une ville magnifique mais il ne s’y passait pas grand chose. Là-bas, je me suis lié d’amitié avec le directeur d’une agence d’emploi – l’équivalent d’une agence d’intérim – qui me nourrissait de petits boulots. Pendant mon temps libre je parcourais la ville, l’appareil autour du cou, pour pratiquer la photo de rue qui me passionne depuis toujours. Dans les rues de New York ou de Washington, par exemple lors de la seconde investiture de Richard Nixon, entre protestations et célébrations.
Et ensuite, comment vous êtes-vous débrouillé sur place ?
Il se trouvait que le père de Sheila était directeur du magazine Scientific American. Il m’a fait rencontrer John G. Morris, directeur de la photographie du New York Times. Or, j’avais toujours sous le bras mon premier portfolio de mon voyage autour du monde. J’ai d’ailleurs encore l’attaché-case contenant ces photos ! John Morris a dit de mon travail qu’il n’était pas « very exciting », mais aussi de le rappeler.
À l’époque, les contacts étaient plus faciles qu’en France. Trois jours plus tard, il m’invite chez Eddie Adams, photographe lauréat du prix Pulitzer pour une photo encore aujourd’hui considérée comme iconique, d’un officier sud-vietnamien exécutant un prisonnier vietcong. Le fils de John m’introduit alors à la coopérative Soho Photo Gallery que je rejoins.
Plus tard, vous rejoignez les plus grandes agences françaises de l’époque : Sygma, Gamma. Que vous ont-elles apporté ?
Effectivement, l’exposition présente mon travail photographique depuis mon arrivée jusqu’à mon départ de New York en 1975. Soit jusqu’à ce que je rentre dans le circuit des grosses agences de news. On y travaillait pour les plus grands magazines : le Times, Newsweek, de grands noms français. J’ai toujours été intéressé par la géopolitique. Huit mois sur douze en voyage, je pouvais enfin frimer devant les copines, grand timide que j’étais !
On pratiquait souvent la couleur avec des téléobjectifs et des grands angles. Ces agences m’ont permis de parcourir le monde mais m’ont presque fait oublier le côté « traditionnel » que j’appréciais dans la photographie. Heureusement j’ai pu le conserver en gardant toujours sur mon ventre un Leica, avec un film noir et blanc et un objectif de 35 ou 50 mm. De nombreux photographes talentueux sont entrés dans le système et y ont malheureusement été dévorés, perdant ainsi ce côté un peu « naïf » mais authentique.
Aujourd’hui, vous exercez en indépendant dans de plus petites agences. En quoi cette manière de travailler est-elle différente ?
Ma monographie (ndlr : Journal d’un photographe, paru en 2018 aux Éditions de Juillet) parcourt les trois grandes périodes de ma vie : avant les grosses agences, pendant, et après – lorsque j’ai fait le choix de petites structures comme l’agence Myop depuis 2008. Rejoindre des agences indépendantes était une véritable renaissance photographique. En effet, c’est la période où j’ai amorcé un travail plus personnel ; ce qui n’était pas l’esprit chez Sygma. J’ai eu plusieurs vies photographiques, et j’espère en avoir encore une nouvelle !
Certains négatifs n’ont été tirés pour la première fois qu’à la fin des années 90, d’autres uniquement l’année dernière. Pourquoi ?
La beauté d’America c’est qu’il s’agit également d’une renaissance photographique. L’une des photos de l’exposition est une « belle endormie » depuis quarante-cinq ans : je ne l’avais jamais vue ! Suite à mes aventures new-yorkaises, j’ai vécu ma vie de photographe et ce n’est que vingt-six ans plus tard que John Morris m’appelle : « Alain, I have good news for you ! ». Il était alors le représentant à Paris du prix Eugene Smith, le plus prestigieux au monde remis à un photojournaliste. C’est lui qui m’a annoncé que j’étais le lauréat en 1997. (ndlr : Aucun autre français n’a obtenu le prix depuis.)
Ce qui est incroyable, c’est que j’avais gardé ces photos depuis tout ce temps ! Or, une vingtaine de photos étaient restées collées ensemble et n’ont donc pas été contactées (ndlr : Pour les photos en noir et blanc, on réalise des tirages contact, ou planches-contact, ce qui permet d’obtenir sur papier photosensible la version positive du négatif notamment pour en faire une sélection). Pendant le premier confinement je me suis mis à préparer un projet sur New York. C’est là que j’ai retrouvé ce paquet de films. En allant les faire développer j’ai alors découvert des photos que je n’avais même pas souvenir d’avoir prises !
Pourquoi ce choix qui revient du noir et blanc ?
Les toutes premières photos que j’ai vues étaient en noir et blanc. C’était la culture Magnum des années 60-70, avec ce cadre noir iconique. Dès que j’ai gagné un peu d’argent, j’ai couru m’acheter un livre de Cartier-Bresson. Cela représentait pour moi une structure, une vision fabuleuse de la photographie.
Vous avez initié il y a quelques années un travail plus personnel sur votre famille. En quoi ce processus est-il différent du photoreportage d’avant ?
J’ai commencé à photographier mes parents en amateur quand on partait en vacances ou en voyage. Lorsque ma mère a eu Alzheimer j’ai passé davantage de temps avec eux. J’ai immortalisé mes parents jusqu’à leurs derniers jours ; ainsi, ils sont toujours avec moi. Mon appareil photo représentait en quelque sorte le garant de la mémoire familiale. Il a alors été un trait d’union entre nous, en me rapprochant d’eux. Tandis qu’en reportage de guerre, lorsqu’on photographie des choses atroces comme des cadavres, l’appareil est au contraire une protection, un filtre contre l’horreur à laquelle on assiste.
Qu’est-ce que ce travail intime sur vos proches change dans votre regard de photographe ?
Ce n’est pas toujours évident de photographier sa propre famille mais je suis ravi de l’avoir fait. C’est un travail de mémoire que tout le monde peut et doit faire. C’est aussi à cela que sert la photo. Comme ces vieux albums de famille qui ont une valeur mémorielle extraordinaire : on revoit vivre des personnes qui n’existent plus, on se rejoue les scènes dans les moindres détails. Même si les photos sont mal cadrées ou légèrement floues ! La maladresse est au contraire nécessaire, car la vraie valeur, celle de la mémoire, est symbolique. Aujourd’hui les gens photographient tout avec leur smartphone mais sans classer ni faire de tirages. Prenez en photo votre entourage et imprimez, on n’y pense pas assez !
Comment percevez-vous l’avenir de la photographie ?
Cette exposition fait ressentir une certaine magie dans le fait de redécouvrir des images très fortes. C’est un travail qui a quarante-cinq ans que l’on fait revivre aujourd’hui. Dans quelques dizaines d’années, je ne suis pas certain que l’on pourra faire la même chose avec les photos numériques. Certes, le numérique est une avancée technologique à tomber par terre. Ce que je trouve dommage est la virtualité des supports. Il faut prévoir des sauvegardes, s’adapter aux évolutions des systèmes… Ce n’est pas la même approche. Sur une planche-contact on peut écrire au dos, il y a ce côté un peu amateur. La planche-contact dévoile aussi l’évolution de la photo : les événements nous reviennent en détails, et ils peuvent alors renaître.
Qui vous a inspiré et qui vous inspire aujourd’hui ?
Ma pratique est restée traditionnelle. Comme celle de Cartier-Bresson que j’admirais à mes débuts. Marc Riboud, Leonard Freed ou René Burri m’ont également influencé. Mais chaque génération apporte son lot de nouvelles pratiques. Ce qui est très bien tant qu’elles le font sans détruire ou passer sous silence les premières formes de photographie ; ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui. Mais il existe de jeunes photographes fabuleux !
Pour conclure, votre prochaine actu ?
Le livre America, Americas sortira au mois d’octobre. Ce sera la suite de ce travail sur les États-Unis, avec d’autres photos, suite à l’un des mes premiers boulots pour des éditeurs de livres de langues qui m’a fait voyager en Amérique latine.
AMERICA, exposition à découvrir à la Fisheye Gallery 2 rue de l’Hôpital Saint Louis 75010 Paris, du mercredi au vendredi 14h – 18h / samedi 11h – 18h. Jusqu’au 30 avril 2021. Galerie fermée au public pour le moment.
Blog d’Alain Keler ici.