CINÉMA

« La Voix humaine » – Chéri, ça va couper

© Ó  El Deseo

Libre adaptation du monologue éponyme de Jean Cocteau, La Voix humaine de Pedro Almodovar sort ce vendredi 19 mars en VOD et DVD. Dans ce court-métrage – tant attendu – de 30 minutes, Tilda Swinton se glisse dans la peau d’une femme abandonnée par son amour, suspendue à son téléphone. Intense et sublime.

Depuis plusieurs décennies, la lecture du texte La Voix humaine de Cocteau hante Pedro Almodovar. Il la laissera infuser, pour finalement faire face à la difficulté de changer ce court monologue en un long-métrage. En 1987, dans La Loi du désir, le personnage de Pablo Quintero (Eusebio Poncela) – double fictionnel du cinéaste – tente une adaptation théâtrale pour sa soeur Tina (Carmen Maura). Cette dernière déclame sur scène la fin du texte.

L’année suivante, Carmen Maura interprète dans Femmes au bord de la crise de nerfs (1988) une actrice de doublage. Le film s’ouvre comme la pièce. Une chambre pour décor. Un message sur un répondeur. L’ ancien amant aimerait récupérer ses valises car il s’en va. Pedro Almodovar s’inspire de La Voix humaine, mais s’en échappe. Imaginant alors les deux jours qui suivirent le fameux coup de téléphone.

Objet d’ailleurs présent dans tous les films du cinéaste espagnol. Le téléphone, sous toutes les formes, de toutes les couleurs, partout, en face caméra ou en split-screen. Un véritable fétiche cinématographique, porté ici à son paroxysme, sous la forme d’un iPhone et d’AirPods.

© Ó  El Deseo

La loi de l’actrice

Dans un générique parfaitement « almodovarien », Tilda Swinton apparaît en robe Balenciaga comme une poupée. Après avoir acheté une hache, accompagnée d’un chien en laisse, elle rentre chez elle. On découvre un appartement aux couleurs vives, rempli d’objets d’arts. Des tableaux de femmes lascives et abandonnées ornent les murs.

Le silence s’installe. Il est là, le vrai dialogue. Entre la voix, la forte présence de cette femme et le néant autour d’elle. Elle erre dans le lieu où chaque chose semble à sa place. Le désordre est intérieur et parfaitement incarné par l’intensité et la nervosité du jeu de Tilda Swinton. Mais s’il garde l’essence du désespoir amoureux, maître incontestable de la mise en abîme, Pedro Almodovar s’éloigne du naturalisme du texte original pour mieux assumer l’artifice d’une mise en scène stylisée. Très vite, le cinéaste dévoile la vérité. Le personnage vit dans une maison de poupées. Il s’agit un appartement témoin, d’un décor de cinéma situé dans un studio. Un hangar aux murs nus. Pedro Almodovar brise le quatrième mur au cinéma.

La Voix Humaine envoûte. La rencontre entre l’actrice, glaciale, et l’univers flamboyant du cinéaste est explosive. En un changement de costume, de posture ou de mots, elle semble incarner mille femmes en une. Tilda Swinton se mue en toutes ces femmes brisées par l’amour depuis les nuits des temps. Pedro Almodovar se détache tout de même du personnage tel que l’avait imaginé Cocteau, qui était alors soumise à l’homme qu’elle aime. Tilda Swinton explore ainsi les nuances de la rupture amoureuse. Ici, la femme reste maîtresse de ses propres désirs. Et les réaffirme à coups de hache sur le costume du fantôme ou de flammes sur le décor.

La poésie du texte épouse l’incandescence du jeu de l’actrice. Tandis que musicalement, Pedro Almodovar et son compositeur Alberto Iglesias s’auto-citent, mixant les thèmes musicaux de plusieurs de leurs précédentes collaborations : Étreintes briséesLa Mauvaise Éducation, Parle avec elle, Les Amants passagers. Comme si toute sa cinématographie, toutes les femmes de ses films, tournoyaient autour de cette courte oeuvre, pourtant pour la première fois interprétée en langue anglaise. La Voix humaine, ce texte-obsession, devenu nouvel hommage aux actrices.

© Ó  El Deseo

« Avec cet appareil, ce qui est fini est fini »

À la lecture des premières lignes de la préface du texte de Cocteau, il semble évident que le lien entre les deux artistes devait se faire un jour : « L’auteur aime les expériences. L’habitude étant prise de se demander ce qu’il prétendait faire après avoir vu ce qu’il fait, peut-être est-il plus simple qu’il renseigne de première main. Plusieurs mobiles l’ont déterminé à écrire cet acte : 1° : Le mobile mystérieux qui pousse le poète à écrire alors que toutes ses paresses profondes s’y refusent et, sans doute, le souvenir d’une conversation surprise au téléphone, la singularité grave des timbres, l’éternité des silences. 2° On lui reproche d’agir par machines, de machiner trop ses pièces, de compter trop sur la mise en scène. Il importait donc d’aller au plus simple : un acte, une chambre, un personnage, l’amour, et l’accessoire banal des pièces modernes, le téléphone. »

Écrit en 1929 puis mis en scène à la Comédie Française par la comédienne Berthe Bovy, La Voix humaine a déjà connu de nombreuses adaptations. Parmi les plus célèbres versions de l’histoire de cette femme, seule et désespérée au bout du fil, celle avec Anna Magnagni au cinéma, dans la première partie de L’ Amore de Roberto Rossellini en 1948. Une version mise en musique et opéra par Francis Poulenc en 1958, enregistrée par Simone Signoret en 1964.

Deux ans après Douleur et Gloire, et en attendant les prochains longs métrages du réalisateur Madrilène, ce récit intemporel résonne intensément dans le cinéma de Pedro Almodovar. Et la citation issue du texte de Cocteau : « Dans le temps, on se voyait. On pouvait perdre la tête, oublier ses promesses, risquer l’impossible, convaincre ceux qu’on adorait en les embrassant, en s’accrochant à eux. Un regard pouvait changer tout. Mais avec cet appareil, ce qui est fini est fini. » sonne encore plus juste aujourd’hui.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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