LITTÉRATURE

« La Maison Golden » – L’Amérique d’Obama face à sa destinée

© Actes Sud

Publié en 2017 lors des premiers jours de la présidence Trump, La Maison Golden est plus que l’histoire d’une famille de riches immigrés sur le continent américain. C’est le récit d’une destinée inexorable à laquelle ni les personnages, ni l’Amérique ne semble pouvoir échapper. Salman Rushdie transpose la tragédie grecque dans le New York des années Obama, jusqu’à l’embrasement.

Alors que « les années Trump » sont une page que l’Amérique est en train de clore, elle en semble encore abasourdie, comme si elle se réveillait d’un étrange rêve. L’occasion pour beaucoup de se poser la question suivante : comment Trump a-t-il été élu en premier lieu ? 

En 2016, rares étaient les observateurs qui avaient prévu le choc de l’élection à venir. Salman Rushdie lui-même ne le concevait pas. Pourtant c’est bien l’issue, qu’il avait entrevue dans les lignes de son roman, écrites quelques semaines avant les élections qui ont changé le panorama politique des Etats-Unis à jamais.

Nous sommes à New York en 2008, Barack Obama, premier président Noir des États-Unis entame le premier de ses deux mandats. Ce nouveau départ coïncide avec celui des Golden, famille énigmatique qui pose ses valises à MacDougal Street, dans le quartier de Greenwich Village au cœur de Manhattan. Dès cet instant, la vie de la communauté paisible qui vivait sur place change radicalement. 

De la destinée dorée…

A l’image du Nick Carraway de Fitzgerald qui nous fait découvrir Gatsby Le Magnifique, Rushdie nous immerge dans la vie des Golden par le biais d’un narrateur extérieur. René Unterlinden est un jeune écrivain qui vit dans le quartier, principal théâtre du roman. En quête désespérée d’un sujet pour son projet cinématographique, l’arrivée des Golden en ville est un déclic. Ils deviendront les personnages de son film. Mais malgré lui, René ne parvient pas à ne pas interférer dans l’histoire de ces hommes qu’il s’est juré d’observer. En s’approchant trop près du feu, on finit par se brûler, leçon que notre narrateur apprend à ses dépens.

« Vous leur dites que nous ne sommes de nulle part, ou de n’importe où, ou de quelque part, que nous sommes des êtres de fiction, des êtres réinventés, des mutants, autrement dit des Américains »

Néron Golden s’adressant à ses fils, La Maison Golden, Salman Rushdie

Ces mots de Néron, que l’on trouve dans les premières pages du récit, illustrent bien le mysticisme qui entoure les nouveaux arrivants. Le nouveau départ des hommes Golden en Amérique, comme pour beaucoup, se traduit par un refoulement du passé et une nouvelle identité. 

Ainsi Néron Golden, père de la famille, règne sur son nouveau palais comme un empereur sur Rome. Il pose le pied sur ses nouvelles terres, accompagné de ses trois fils. L’aîné renommé Petronius – alias Petya – souffre d’agoraphobie. Ce génie de l’informatique reste cloîtré dans l’antre de sa chambre qu’il ne quitte pas par peur du monde extérieur. Son combat est intérieur, il triomphera au fil du roman, mais n’aura pas le privilège de jouir de sa nouvelle liberté.

Apu, son frère cadet est l’antagoniste. Artiste doué, agoraphile passionné dont l’appétit pour la société new-yorkaise dans laquelle il s’épanouit ne désemplit pas. Il vole d’exposition en exposition jusqu’à ce que ses fantômes le rattrapent. Enfin le dernier, Dionysos, surnommé D, vingt ans plus jeune que ses frères est un garçon sombre et attachant, « une sorte de Dorian Gray, élancé, agile ; presque efféminé ».

… à une tragédie inéluctable

Les Golden sont des âmes égarées, poursuivis par des démons d’un autre continent qu’ils ont amenés dans leurs valises. Des hommes qui tentent de saisir l’opportunité que leur offre l’Amérique de se réinventer – en commençant par leur prénom. Mais ce nouveau départ est un rêve, une illusion. En réalité, ils ne s’enfermeront que plus dans la destinée tragique promise par leur patronyme.

« Ainsi je pouvais jeter le livre tout entier et me mettre à écrire une nouvelle histoire. De toute façon, ce vieux livre n’était pas tellement bon. C’est donc ce que j’ai fait, et me voici, et désormais je vois des fantômes parce que le problème, quand on essaie d’échapper à soi-même, c’est qu’on s’emporte soi-même dans la fuite. »

Apu Golden, La Maison Golden, Salman Rushdie

L’ironie est une arme dont Rushdie aime user et abuser. Ironiquement donc : l’histoire des Golden est tout sauf une golden story. Le.la lecteur.ice – bercé.e par le mélange de réalisme magique, de références orientales et d’allusions mythologiques – découvre au fil des pages la pièce qui est en train de se jouer. Avec des accents de tragédien grec, Rushdie fait danser ses personnages comme des marionnettes ; ces personnages mêmes qui ignorent qu’ils ne pourront pas échapper au sort que la destinée à choisi pour eux. Leur destin est inexorable, depuis la première page jusqu’au final. Huit années par lesquelles les Golden seront passés de l’or aux flammes. 

«  Le feu lèche les marges de mon histoire qui s’achemine vers sa fin et le feu brûle, il est inexorable, son heure viendra »

La Maison Golden, Salman Rushdie

Un miroir politique

Si La Maison Golden semble être un roman centré sur ses hommes, ce sont les personnages féminins qui catalysent l’action. Les femmes brillent dans le récit. Par leur absence d’abord, celle de la mère Golden, à l’origine de la présence de la famille sur le continent américain. Par leur importance ensuite, dans le rôle qu’elles apportent au scénario. À l’image de l’arrivée de Vasilisa, une jeune russe qui fera tourner la tête de Néron et bousculera bien des choses dans la maison Golden.

Un autre personnage fondamental est celui de Riya, la jeune fille qui travaille au – fictif – musée de l’identité et qui devient l’amante et l’amie de D, l’accompagnant dans sa quête d’identité. En effet, celui-ci ne sait plus où se situer dans une classification binaire masculin/feminin dans laquelle il/elle ne se retrouve plus. C’est Riya qui sera, dans ce voyage, à la fois sa guide et son pilier pour le meilleur et pour le pire : « Naître avec un sexe masculin ne fait pas de vous un homme. Sauf si vous le décidez » lui dit-elle.

Par l’intermédiaire du personnage de D, Rushdie cherche à faire passer un message politique. Celui d’une démocratisation du dialogue autour des concepts de genre et de leur remise en question. La nécessité d’un dépassement d’une classification binaire archaïque dans laquelle beaucoup ne se reconnaissent plus. Combat porté par toute une jeunesse en quête de sens, cherchant sa place dans un monde qui tarde à évoluer et à se réinventer. Ce même monde – à l’image de la société américaine que Rushdie met en scène – qui semble tendre vers les scénarios qu’auraient pu écrire les illustres tragédiens grecs en leur temps.

«  La tragédie, c’est l’irruption de l’inexorable dans les affaires humaines qui peut provenir de l’extérieur (une malédiction héréditaire) ou de l’intérieur (un défaut de caractère) mais, dans tout les cas, les événements suivent leur cours inéluctable »

La Maison Golden, Salman Rushdie

Le portrait d’une Amérique proche de l’embrasement 

Peu d’auteurs ont une aura qui dépasse à ce point leurs œuvres comme Salman Rushdie. Capable de mêler les lieux et les époques avec une mæstria qui caractérise sa plume, l’écrivain d’origine indienne est connu autant pour ses livres que pour les tentatives d’assassinat dont il fait l’objet depuis plus de trente ans.

En 1989, l’imam Khomeiny prononce la fatwa et condamne Rushdie à mort, la faute à son dernier roman, Les Versets sataniques. Khomeiny appelle ses fidèles du monde entier à assassiner l’écrivain, ainsi que toutes celles et ceux qui toucheraient de près ou de loin à ce livre, jugé blasphématoire. Laurent Binet, dans un papier pour l’édition de janvier du Monde diplomatique revient sur cet épisode : « L’un des plus beaux romans de la fin du XXème siècle ne sera jamais au programme de littérature comparée de l’agrégation. Rushdie n’aura jamais le prix Nobel. »

« Charb, Cabu, Wolinski et leurs amis sont morts pour que vive Rushdie. Rushdie est encore vivant, mais, tout au long de ces trente deux ans, au cours desquels Hitoshi Igarashi, son traducteur japonais, fut assassiné, son traducteur italien poignardé et son éditeur norvégien atteint de trois balles (ces deux-là survécurent), la prime pour son assassinat n’a cessé d’augmenter.  »

Laurent Binet, Retour sur « Les Versets sataniques », Le Monde Diplomatique, janvier 2021

Mais Rushdie ne serait pas Rushdie s’il n’était pas ce féroce défenseur des droits de l’homme, porte étendard de la liberté d’expression et critique avisé de la société de son époque. Vivant aux États-Unis depuis 2000 et détenteur de la nationalité américaine, Rushdie passe les vices de la société américaine sous la critique de sa plume.

Avec La Maison Golden, il peint un remarquable portrait du début des années Obama jusqu’au cataclysme de l’élection de Trump. Élection dont il se fait d’ailleurs le prophète malgré lui, mettant en scène dans son roman le double – prophétique – de Donald Trump : le Joker. Dans un climat de chaos et de débâcle, celui-ci parvient à arracher la victoire et accède à la présidence. Scénario qui deviendra réalité en novembre 2016.

«  Dehors, c’était le monde du Joker, le monde de ce qu’était devenue la réalité américaine, c’est-à-dire une sorte de mensonge radical : hypocrisie, vulgarité, sectarisme, grossièreté, violence, paranoïa… »

La Maison Golden, Salman Rushdie

C’est aussi ça la magie Rushdie : des mots qui ne prennent sens qu’après avoir été écrits, qu’après la réalisation du futur redouté qu’ils laissaient percevoir. Ironie de l’histoire subie par un de ses plus fervent utilisateurs : Salman Rushdie, l’homme qui a eu tant d’ennuis avec les prophètes, est celui qui, malgré lui, a prophétisé l’arrivée de Trump au pouvoir. À l’instar de ses personnages, la destinée a joué un mauvais tour à l’écrivain lui-même.

La maison Golden de Salman Rushdie, Actes Sud, 23 euros.

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