La Madeleine de ProustLITTÉRATURE

La madeleine de Proust #22 – «  Envoyée Spéciale » : Improbables aventures

© Fanny Monier

Chaque mois, un membre de la rédaction se confie et vous dévoile sa Madeleine de Proust, en faisant part d’un livre qui l’a marqué pour longtemps, et en expliquant pourquoi cet ouvrage lui tient à cœur. Ce mois-ci, Envoyée Spéciale de Jean Echenoz.

Aujourd’hui, tous les romans écrits par Jean Echenoz trônent dans ma bibliothèque. Je les offre à mes amis, les conseille à des inconnus. Son œuvre m’obsède, le plaisir procuré par ces lectures est incomparable. Notre histoire d’amour avec Jean débute en 2016, par la lecture d’Envoyée Spéciale. Je découvre une langue riche, détaillée et joueuse, qui me séduit immédiatement et provoque l’esquisse d’un sourire difficile à lâcher au cours de ces 300 pages. J’ai choisi d’évoquer ce roman car c’est celui qui m’a dévoilé les portes d’une œuvre unique. Mais tous ses livres, les plus brefs comme les plus longs, suscitent le même sentiment de lire un très grand écrivain.

Chez Echenoz, l’action est reine, tout va très vite. On a l’impression de lire un roman d’aventure où les péripéties s’enchaînent, dans lequel les vies des personnages s’entremêlent sans raison. Ce tropisme pour l’action a pour conséquence un rythme enlevé, un mouvement perpétuel qui fait transiter les personnages de scène en scène grâce à des changements de plans on ne peut plus cinématographiques. La précision comique des détails irrigue le texte, ainsi que les interventions du narrateur – pour notre plus grand plaisir.

Le roman s’ouvre sur une discussion entre le Général Bourgeaud et Paul Objat, un agent des renseignements français, lui-même prénommé Victor par d’autres personnages. Ils ont besoin d’une femme pour une mission spéciale. Constance, n’ayant pas grand chose à faire dans sa vie, se fait donc enlever. Séquestrée dans la Creuse, elle est paradoxalement choyée par ses ravisseurs, Jean Pierre et Christian, peu vaillants et tous deux deux séduits par l’otage. Dès lors, Lou Tausk, compositeur de l’ancien hit Excessif, reçoit une demande de rançon en tant que mari de Constance. On suit également Clément Pognel, ancien acolyte de braquage de Lou Tausk, vivant une courte idylle avec Marie Odile. Il y a aussi Hyacinthe, conducteur du métro, puis chauffeur du taxi. Pélestor, le parolier dépressif de Lou Tausk. Nadine, l’entreprenante secrétaire du frère avocat. Lessertisseur, un intermédiaire de la DGSE. Et d’autres, beaucoup d’autres. Chacun, à leurs manières, sont spectateurs et spectatrices de leurs destins, dépassé.e.s par les événements.

Une fois que Constance semble prête aux yeux des services secrets, elle est envoyée en Corée du Nord, dans le but de séduire Gang, conseilleur nucléaire du leader Kim Jong-un. Ce dernier est un grand fan du titre pop composée jadis par Tausk, dont le refrain est chanté par Constance. Par la suite, c’est la zone la plus dangereuse du monde qu’il faudra traverser, la zone démilitarisée à la frontière des deux Corées.

Ce que j’aime dans Echenoz, c’est l’esthétique de la coïncidence qui donne une cohérence à l’excentricité de ses intrigues. C’est sa manie de parler du métro parisien avec malice, sa passion pour le langage scientifique parsemé avec ironie, ses phrases d’acrobates jouissives. Pour ce genre de portrait géographique filé :

« L’individu d’âge mûr est l’homme au front orné d’une tache de vin en forme de Nouvelle-Guinée que nous avons aperçu déjà rue de Pali-Kao puis ici-même, plus récemment. Il paraît préoccupé, rude, son humeur maugréante approfondit une ride verticale sur sa tache de naissance, matérialisant la frontière qui sépare sur les cartes de cette île, en pointillés comme c’est l’usage, les provinces indonésiennes orientales d’avec la Papouasie Nouvelle-Guinée à proprement parler. »

Envoyée Spéciale, Jean Echenoz

Je vous le conseille pour l’effort de réflexion nécessaire afin de comprendre la complexité des croisement de trajectoires. Pour l’imprévisibilité des situations et l’improbabilité de certaines transitions. Pour la satisfaction d’aller chercher un nouveau mot dans le dictionnaire. Pour le parti pris assumé pour la fiction, le romanesque, le plaisir de la lecture et de la langue.

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