Crédits : La Déferlante
Une revue à soi, un outil papier pour mener de front les révolutions féministes, voilà l’objectif de La Déferlante. Trimestrielle et indépendante, elle rassemble les discours militants pluriels à l’œuvre dans notre société. A l’occasion de sa sortie en librairie, nous avons discuté avec l’une de ses quatre fondatrices, Marion Pillas.
« La Déferlante est une revue féministe créée et dirigée par des femmes, pour donner la parole aux femmes et visibiliser leur combat. Le féminisme est loin de constituer une grande famille unie. Nous nous en réjouissons : une pensée en mouvement(s) est une pensée vivante. » Voilà les premières lignes du premier numéro de la Déferlante. Alors qu’une bonne partie de l’opinion publique pense la presse papier morte, cette revue se présente comme le porte-parole des voix militantes.
Ce premier numéro s’intitule « Naître ». Ce terme est plus longuement exploré dans le dossier « Naître aux origines du genre ». Comment, à huit mains, avez-vous interrogé la relation qu’ont les féminismes avec le genre ?
À huit mains et à quatre cerveaux ! En réalité, nous n’avons pas pris en charge l’intégralité des textes de la revue. Nous avons préféré laisser la plume à des autrices, des activistes, des universitaires. Nous voulions raconter notre époque à travers le prisme féministe qui permet de questionner les stéréotypes de genre et les rapports de dominations. Ce questionnement s’applique à tout un ensemble de domaines qui vont de l’éducation à la fiscalité en passant par l’art et l’histoire. Nous sommes convaincues que le féminisme permet de parler de tout, tout le temps.
Quand on pense au sens de déferlante, on imagine une vague super puissante, un tsunami. Cela fait également penser au renversement des normes que l’on retrouve dans votre volonté de décentraliser le discours ou lorsque vous vous affranchissez du planisphère de Mercator occidentalo-centré. Quelle est l’histoire de ce titre ?
C’était important pour nous de trouver quelque chose de performatif. Derrière la déferlante, il y a cette idée de vague, de mouvement implacable et d’une révolution multiple. Le premier pas de cette révolution, c’est la déconstruction. Et pour déconstruire, il faut décentrer notre regard en donnant la parole à des gens qui ne l’ont pas ou peu. Je pense aux personnes trans, aux femmes racisées, aux femmes issues des classes populaires. C’est ce que l’on a voulu faire en donnant la plume à Barbara [ancienne détenue qui témoigne de son expérience. NDLR] afin qu’elle nous raconte comment elle a vécu sa peine – dans le double sens du terme.
En fait, il y a une métaphore que j’aime bien qui s’applique parfaitement à notre volonté éditoriale : nous regardons l’époque avec les lunettes du genre. Ce fil rouge nous permet de voir des choses qu’on ne voit pas toujours : le fait que la fiscalité dans les couples défavorise les femmes, que 94 % des viols sont commis par les hommes, que les dessins animés véhiculent des stéréotypes de genre qui influencent les plus jeunes. Ces lunettes donnent accès à une analyse de la société beaucoup plus exhaustive.
« La Déferlante, c’est un peu comme avoir une revue à soi – pour paraphraser Virginia Woolf. »
Marion Pillas, La Déferlante
La déconstruction se transforme donc en moteur militant et journalistique. Comment faire ensuite pour réfléchir à de nouveaux systèmes de pensée, de justice, de politique ? Cette question fait écho à l’un des textes d’Audre Lorde – publié dans ce numéro – qui s’intitule « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître. »
En créant la Déferlante, nous voulions chercher des pistes pour bâtir une société plus égalitaire où les rapports de domination seraient gommés ou du moins rééquilibrés. C’est pour cela que nous avons donné la parole à des activistes, des penseur.euses, des universitaires. Iels sont sur le terrain et peuvent apporter leur expertise concrète des choses. Faire parler et débattre les gens permet de dessiner une carte plus réaliste de ce que sont la justice et la politique, de ce qu’elles pourraient être. Nous voulions, par ce biais, nous adresser aussi bien aux militantes averties qu’aux femmes guidées vers notre revue par leur curiosité.
Avec cette revue papier, financée uniquement par les lecteur.ices et contributeur.ices, vous choisissez un modèle économique très fort politiquement. Comment allez-vous faire ensuite pour toucher les femmes qui n’achèteront pas la revue – soit parce qu’elles n’ont pas les moyens, soit parce que la presse papier ne fait pas/plus partie de leurs habitudes ?
Dans notre édito, on dit « Vive le papier », mais aussi « Vive le numérique ». Il ne faut pas oublier que nous sommes une revue bimédia. Cela fait un peu plus d’un an que nous écrivons une newsletter qui sort deux fois par mois. Elle délivre les mêmes discours mais sous un format différent. Nous arrivons donc chez les gens par deux canaux différents. C’est vrai que tout le monde ne va pas avoir les moyens de se la fournir puisqu’elle coûte le prix d’un livre. Pour cela, nous avons mis en place un système d’abonnement à destination des personnes précaires et des étudiant.es. Nous sommes également en lien avec des médiathèques afin d’étendre au maximum notre lectorat. Ce modèle économique nous permet de rémunérer correctement nos intervenant.es et d’imprimer nos numéros en France. Nous nous distinguons des revues militantes associatives car nous n’avons pas d’autres boulots à côté et souhaitons vivre de nos ventes à moyen terme.
Les autrices/militantes afro-féministes tiennent une place cruciale dans la ligne éditoriale de ce numéro : On y retrouve Toni Morisson, Assa Traoré, Audre Lorde, Kimberley Crenshaw. Et surtout, il y a cet article de Kaoutar Harchi qui évoque l’exotisation constante de son statut d’autrice racisée. Pourquoi, en France, les grandes figures afro-féministes ne bénéficient pas de la même visibilité que les Américaines ? Le racisme y est pourtant tout autant présent.
Je vais un peu botter en touche et j’en suis désolée. Parfois, il faut savoir dire qu’on ne sait pas. Moi, je peux te parler de ce qu’on fait nous. C’était primordial de se situer à la fois sur le terrain du féminisme et sur celui de l’antiracisme. Ce sont des luttes qui convergent. Nous nous réclamons de l’intersectionnalité car nous voulons montrer que les oppressions se croisent et que les femmes racisées ont moins la parole que les hommes racisés, que les femmes blanches ou que les hommes blancs. Nous, on est quatre femmes blanches issues de milieux favorisés. Voilà d’où on parle. C’était donc d’autant plus nécessaire de laisser la plume à des personnes trans, des femmes en situations de handicap, des personnes non-binaires. Cette idée d’être constamment dans une démarche inclusive se trouvait en haut de notre liste des priorités. Nous sommes encore loin de la perfection mais ces questions dirigent notre travail.
« En fait, il y a une métaphore que j’aime bien qui s’applique parfaitement à notre volonté éditoriale : nous regardons l’époque avec les lunettes du genre. Ce fil rouge nous permet de voir des choses qu’on ne voit pas toujours. »
Marion Pillas, La Déferlante.
Au fil de la lecture, on perçoit cette volonté de pointer du doigt la peur des mots – misandrie, racisme, viol, féminismes, lesbienne, inceste – Tu penses quoi de ce mécanisme qui va souvent de pair avec une euphémisation ou une décrédibilisation ? C’est d’ailleurs ce que l’on constate dans l’article consacré à la médiatisation de l’affaire DSK qui fait écho à toutes les autres : Baupin, Darmanin, Poivre d’Arvor, Depardieu.
C’est tout l’intérêt de chausser les lunettes du genre et de la déconstruction ! Dans le dossier « Que Faire des violeurs », @préparez_vous_pour_la_bagarre opère une analyse de texte qui remet le discours médiatique en perspective pour mieux en montrer les failles. Où en est-on aujourd’hui ? Que dirait-on si l’affaire DSK se passait en 2021 ? Ce qui est important, c’est d’aller dans les interstices du discours – médiatique comme politique ou législatif. Nous voulions gratter un peu partout pour que les gens se rendent compte que notre société est régie par des logiques de domination.
Vous évoquez également l’importance des réseaux sociaux dans les luttes. Or c’est un espace questionné par certaines féministes – L. Bastide (Présentes) parle du risque qu’il se transforme en un espace politique au rabais, notamment par le cyber-harcèlement et le shadowban des comptes. Créer une nouvelle revue papier, c’était un moyen de se réapproprier l’espace public de façon plus concrète ?
Nous n’avons pas pensé la Déferlante comme une revue défiante à l’égard des réseaux sociaux – sans nier le harcèlement dont sont victimes les féministes. L’objectif était plutôt de montrer le bouillonnement éditorial à l’œuvre aujourd’hui sur ces questions. Mona Chollet a vendu 200 000 exemplaires de Sorcières, Victoire Tuaillon rassemble 500 000 auditeur.ice.s. Il se passe un truc. Avec cette revue, nous voulions créer un support où l’on puisse non pas condenser ces pensées – car ce serait les réduire – mais plutôt les retrouver. La Déferlante, c’est un peu comme avoir une revue à soi – pour paraphraser Virginia Woolf.
