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Chaque mois la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Le mois dernier, nous avons pu redécouvrir Opening Night (1977), de John Cassavetes. Ce mois-ci, place à La Vie est belle de Roberto Benigni (1997), un film s’attaquant à l’un des morceaux les plus durs et cruels de l’histoire de l’humanité.
Le titre de ce film, contrastant drastiquement avec le sujet, a été définitivement adopté par Roberto Benigni suite à une citation de Primo Levi dans Si c’est un homme : « Je pensais que la vie en dehors était belle, et qu’elle le serait aussi une fois sorti. Ce serait dommage de se laisser submerger maintenant. » En s’attaquant à l’Holocauste, le cinéaste est bien conscient du risque pris. Par exemple, la possibilité de se retrouver face à de virulentes critiques, mais aussi et surtout de blesser des gens, des survivants. Pourtant, à sa sortie, La Vie est belle dépasse toutes les attentes au box-office, et se déploie à l’international. Il cumule 63 prix et 39 distinctions, parmi lesquels trois Oscars, un César, et le Prix international du Jury du festival de Cannes. Il devient ainsi une des œuvres de fiction historique la plus reconnue et intégrée dans notre société moderne.
« Questa è una storia semplice, eppure non è facile raccontarla. Come in una favola c’è dolore, e come in una favola è piena di meraviglia e di felicità. »
La Vie est belle, incipit.
(« C’est une histoire simple, et pourtant elle n’est pas facile à raconter. Comme dans un conte de fées, il y a de la douleur, et comme dans un conte de fées, elle est remplie d’émerveillement et de bonheur. »)
Un scénario de vie tristement vécu
L’histoire de La Vie est belle est débordante de banalité. C’est une histoire qui pourrait être celle de millions de personnes. Qui l’a été, pour beaucoup.
1938. Guido Orefice (Roberto Benigni), un jeune hébreu italien, tombe follement amoureux de Dora (Nicoletta Braschi). A tel point qu’il va l’enlever le jour de ses fiançailles avec un bureaucrate fasciste. Elle devient alors sa principessa, et de leur histoire naît un fils, Giosué (Giorgio Cantarini).
1943. Les lois raciales entrent en vigueur, et le plan de déportation est mis en place. Guido et Giosué sont déportés vers un camp de travail et d’extermination non nommé. De son plein gré, Dora, pourtant non juive, monte dans le train pour les retrouver. Commence alors pour la famille une épopée dans les camps, pour survivre, pour se retrouver, et pour revenir à leur vie d’avant, une fois tout cela fini.
Éternel optimiste, Guido fait croire à son fils que tout cela est un jeu, qui a pour prix un char de combat, un vrai. Pour le gagner, il faut respecter des règles très strictes. Il ne faut surtout pas faire de bruit, il faut se cacher, ne pas se faire voir par les soldats. A travers ce jeu, Guido sauve la vie de son fils, et contribue à transformer le film en une véritable fable philosophique, un récit de vie au sein d’un environnement de mort.
Un personnage principal complexe et antinomique
L’intrigue du film, accompagnée par la bande-sonore signée Nicola Piovani suffit à planter le décor de l’histoire. Mais c’est le personnage de Guido qui en est le chef d’orchestre. Rêveur, insolent, parfois naïf, ce jeune libraire a tendance à tout résoudre par le rire. Lorsqu’il est déporté avec son fils, il cache son angoisse et le danger imminent sous une bonne humeur bruyante et exagérée.
C’est ce qui constitue la particularité principale de ce film. Ce barrage de l’amour face aux horreurs de la vie, ce caractère antinomique du protagoniste est mitigé. Guido est le genre de personnage que l’on adore ou que l’on déteste. Il peut éveiller chez le spectateur un sens du respect, de l’admiration, au vu de son courage et de sa dévotion pour sa famille. Mais il peut également lui sembler pathétique, déconnecté de la réalité. Dangereusement insouciant face à une situation qui ne peut être traitée qu’avec gravité.
Selon Roberto Benigni, ce protagoniste aussi ambigu fait osciller le film entre le terrible réalisme et l’aspect philosophique, « conte » de l’histoire. Il est, en effet, peu probable, qu’une personne ait la réaction de Guido face à sa déportation. Cependant, l’action de tout faire pour sauver sa famille est vue, prouvée, avérée, même dans une situation aussi tragique que celle-ci. C’est ce que Guido illustre avec ses blagues, son éternelle bonne humeur, et son abnégation totale envers sa famille.
Des personnages secondaires en force
Les autres personnages principaux sont eux plus mesurés, mais non pas moins touchants. Le petit Giosué, de par sa candeur et son entière confiance envers son père, touche le monde entier. Il faut pour cela saluer le jeu d’acteur du petit Giorgio Cantarini. Dora, la principessa de Guido, vit une histoire parallèle, dans le camp annexe, celui des femmes. On salue unanimement sa dévotion et son courage l’ayant menée à monter volontairement dans le train pour retrouver sa famille. Ce trio magique de personnages, tous très différents et complémentaires, crée un noyau dur. Autour de lui gravite l’histoire, le décor, avec ses émotions, mais aussi ses contradictions et inexactitudes.
Une fable philosophique à la portée historique controversée
Comme dit précédemment, faire un film sur l’Holocauste revient à s’exposer à des critiques. Ce qui paraît normal, compte tenu de la gravité du sujet abordé. Le réalisateur, bien conscient de s’attaquer à un triste monument humain, s’est entouré de personnes d’autorité afin de construire son scénario. Il a ainsi fait appel à l’historien Marcello Pezzetti, spécialiste de la Shoah, et également à Shlomo Venezia, survivant du camp d’Auschwitz. Venezia était également un Sonderkommando, c’est-à-dire une des personnes chargées de sortir les corps de la chambre à gaz. Ceux-ci ont presque tous été tués à la fin de la guerre, afin de maintenir le secret sur les camps.
Bien que la critique nationale et internationale ait encensé le film, la non-vérité des faits présentés à l’écran a été pointée du doigt. Ainsi, juste après sa sortie, le réalisateur Mario Monicelli souligne les inexactitudes du long-métrage. La plus critiquée consiste en la libération du camp par les américains. Bien que l’emplacement exact du camp ne soit pas spécifié dans le film, cette partie du territoire a été plus vraisemblablement libérée par l’armée soviétique. Cela a conduit certains sympathisants communistes à remettre en cause le film.
Dans un autre registre, nous pouvons également citer Simone Veil, survivante de Birkenau, qui dans son autobiographie mentionne le film. Elle écrit ainsi : « Aucun enfant ne s’est jamais retrouvé dans un camp au côté de son père, et aucun déporté n’a vécu une libération semblable au happy end miraculeux et ridicule sur lequel se clôt le film. Il s’agit d’une espèce de conte dénué du moindre rapport avec la réalité. »
Un conte plus qu’une histoire
Bien que s’étant entouré de conseillers historiques, avec pour objectif d’être le plus fidèle possible, Roberto Benigni n’a jamais revendiqué le réalisme total de son œuvre. Au contraire, le terme « fable philosophique », souvent employé, met l’accent sur l’importance de l’action des protagonistes, avec en arrière-plan une situation tragique. La Vie est belle n’a pas pour vocation de raconter l’Holocauste à des fins scientifiques et exactes. Qui le pourrait, n’y ayant pas été ? Le film montre la puissance de la famille et de l’amour que l’on peut éprouver pour l’humain, malgré tout.
La critique, positive comme négative, a également relevé le statut comique du film, notamment au travers du personnage de Guido. Il faut cependant comprendre que le film utilise le rire non pas à des fins de moqueries, mais de sur-conscience de l’horreur présente, ainsi que comme arme de survie ultime.
Rire, pleurer, comprendre, apprendre
Il paraît impossible d’isoler une seule émotion en regardant La Vie est belle. Tous les éléments extérieurs à l’histoire alimentent ce mélange de sentiments, ainsi que la complexité du long-métrage. Que ce soit la musique de Piovani, ou encore la photographie de Tonino Delli Colli, qui signe ainsi son dernier film, tout contribue à faire de La Vita è bella une histoire plurielle, ambiguë, face à laquelle le spectateur ne sait où se placer. Sur un fond historique à la tragédie unanimement reconnue, des éléments complexes se meuvent et déclenchent en nous l’intégralité de la palette des émotions humaines. On aime rire avec Guido, on déteste avoir peur pour Giosué, on est inspirés par Dora, on se crispe, on sursaute, on retient son souffle, on respire. Et on pleure.
Qu’il est difficile de trouver la légitimité pour écrire sur ce qui est aujourd’hui un monument du cinéma mondial. Polémique et vertigineux, La Vie est belle a séduit comme révulsé. Mais sûrement pas déçu.